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J.-B. Pontalis: entretien
Ci-dessous, en guise de portrait, un entretien avec J.-B. Pontalis conduit par Florence Noiville et paru dans Le Monde :
"On est fait de mille autres"
LE MONDE DES LIVRES
Comment commencer un portrait de Jean-Bertrand Pontalis ? Vingt débuts s'offrent à l'esprit. N'a-t-il pas lui-même intitulé son autobiographie (superbe) L'Amour des commencements (1) ?
Il y a le début nostalgique ou germanopratin. Cette photo célèbre, prise au Tabou peut-être ou dans quelque bar enfumé du Saint-Germain-des-Prés de l'immédiat après-guerre. On l'y voit debout, un peu en retrait et comme absent de la conversation qui se déroule devant lui entre Queneau, Sartre, Boris et Michelle Vian... Une image où tout est là, déjà, du personnage, cette manière de tenir sa cigarette penchée, le bras replié contre le torse, cette posture de la tête, légèrement inclinée sur le côté, ses lunettes qui encerclent le regard un rien rêveur, paraissant hésiter entre le sourire et la mélancolie.
Il y a les rencontres décisives. Au fond, on pourrait dire que tout commence avec Sartre, justement, au lycée Pasteur, en 1941. Sartre qui "tranchait" parce qu'il pouvait "nommer ce qui paraissait inaccessible par les voies du langage". Et dont l'influence décidera de son premier métier : professeur de philosophie. Mais pourquoi Sartre plus que Lacan ? Lacan, le propre analyste de Pontalis, connu à Sainte-Anne en 1954 et qu'il revoit encore, s'écriant au milieu de son "séminaire" : "Alors, vous l'ouvrez votre comprenoire !"
Evoquer d'abord le psychanalyste ? Le pilier de l'Association psychanalytique de France, dont il fut l'un des fondateurs, auteur de plusieurs essais, dont le célèbre Vocabulaire de la psychanalyse avec Jean Laplanche, et directeur, pendant vingt-cinq ans, de la Nouvelle revue de psychanalyse (dont il décide, seul, d'interrompre la publication, en pleine gloire, après la 50e livraison) ? Evoquer l'éditeur, membre du comité de lecture de Gallimard - où il a côtoyé quelques autres monstres sacrés de la NRF, Dominique Aury, Jean Grosjean, Claude Roy.... - et où il dirige encore, à 82 ans, les collections "Connaissance de l'inconscient" et "L'un et l'autre" ? Ou parler de l'écrivain, auteur de livres à son image, fins, sensibles et si profonds sous leur limpidité apparente qu'ils en deviennent merveilleusement inclassables ?
RÈGLE DU JE
Opter pour un "Pontalis, mode d'emploi" ? Chez Gallimard, monter un escalier, puis un autre et encore un autre en colimaçon. Dans les couloirs labyrinthiques (qui lui ressemblent ?), se faire guider sous peine de se perdre : "Vous cherchez J.-B ? Vous allez chez J.-B. ?" Noter la tendresse avec laquelle toute la maison l'appelle "Jibé", comme si sa personnalité, policée, délicate, cristallisait l'affection de tous. Arriver sous les toits, frapper à la porte d'un tout petit bureau (numéro 139) et le trouver tel que sur la photo, mèche de côté, lunettes d'écailles, rêveur éveillé tirant sur ses Benson. Timide, donc intimidant. "Gardé par le sourire et par la courtoisie", tel le narrateur de Saint-John Perse au début d'Amers.
Le plus drôle, c'est que lui non plus ne semble pas savoir par où commencer. "Avez-vous un plan ? On parle à bâtons rompus ?" Assez vite, on en vient à l'enfance. Quoi d'étonnant avec un psychanalyste ? "J'étais un garçon assez mutique. Comme si je soupçonnais qu'une fois entré dans le langage, je ne pourrais plus jamais en sortir. A quatre ans, j'imaginais les métiers où il n'était pas indispensable de savoir lire ou écrire, où quelques mots simples - "Salut", "Passe-moi le tournevis"... - suffisaient pour maintenir la camaraderie et assurer la tâche." Paradoxe, J.-B. est devenu "un homme de langage". La psychanalyse, l'écriture, l'édition, toutes ses activités "se confient, chacune à leur manière, au courant de la langue". Pour autant, il garde l'obsession de l'infans, cet être "privé de parole", "délivré de l'ordre du discours", "qui touche, sent, a une vie hors des mots". "Dans mes livres, je voudrais faire passer quelque chose de ce monde-là. Mon rêve serait de faire parler l'infans."
Ah, la langue !, celle d'Esope, la meilleure et la pire des choses : sur ce sujet, Pontalis est intarissable. Oui, "l'insuffisance du langage témoigne de l'insuffisance de la vie". Oui, "le langage porte le deuil de tout ce qui a été perdu, puisqu'il ne rejoint jamais "la chose"". Et en même temps, "il emporte le deuil. Il permet d'aller plus loin. Il vous transporte". D'où la relation si particulière de Pontalis à la langue : "une méfiance native mêlée d'une immense confiance". Mais attention. Foin du langage spécialisé, du style bavard et flasque. Ce sont les trésors de la "langue commune" qu'il affectionne. Sans emphase ni lyrisme appuyé : la recherche du mot juste. "Juste, comme un justaucorps, dit-il songeur, s'ajustant bien, sans fanfreluche ni falbalas."
Et ses diverses vies, comment s'ajustent-elles ? Toutes s'alimentent à la même source, la pensée flâneuse, la mémoire, le désir... Elles sont des "moyens de se fausser compagnie", écrit-il dans Fenêtres (2). Ce sont "trois mouvements actifs qui me déprennent de moi-même. Le moi s'y perd, le je s'y trouve".
Voilà donc sa règle du je. Pouvoir se métamorphoser à tout moment "pour échapper au risque que ce soit les autres qui (vous) identifient". "Quand vous êtes analyste, ce sont les patients qui vous assignent ce rôle. En étant multiple, c'est comme si je leur répondais que je ne suis pas forcément ce qu'ils m'enjoignent d'être. Je déteste l'emprise, la dépendance. Il me faut toujours me déprendre de ce qui me fixerait comme un papillon qu'on épingle."
Avec J.-B. Pontalis, je est l'Un et l'Autre - forcément. C'est d'ailleurs l'idée même de sa collection, où l'on trouve des auteurs comme Sylvie Doizelet, Guy Goffette, Marie Didier... "On est fait de mille autres. L'illusion, c'est le moi qui prétend être un", dit-il.
Une multiplicité ondoyante qui traduit aussi un appétit de beauté, de volupté. On l'écouterait parler des heures de tout ce qui enchante ses existences parallèles, de la musique et de la peinture, des personnages hors du temps de Piero della Francesca, de sa maison d'enfance, à Cabourg, de ces demeures qui "demeurent" et à quoi nous nous accrochons, nous autres "êtres de passage", "locataires de nous-mêmes".
Et comme si toutes ces vies ne suffisaient pas, il énumère encore, à la fin du Dormeur éveillé (3), tous ses "voeux non exaucés (à ce jour)" : "Etre médecin de campagne et accoucher une jeune femme aux joues roses dans sa ferme isolée. Savoir dessiner comme Dürer, peindre comme Bonnard. Faire rire aux larmes les spectateurs d'un café-théâtre et qu'ils en redemandent. Gagner un tournoi de tennis contre un joueur beaucoup plus fort que moi. Etre doué pour quelque chose, n'importe quoi : la course à pied, le piano, la maçonnerie, le jardinage, le trapèze volant..."
Toujours l'amour des commencements. Des recommencements. Toujours ce besoin d'ouvrir des fenêtres sur d'autres mondes. En soi et hors de soi. D'être ici et ailleurs. Dedans et dehors à la fois. Comme sur la photo jaunie de Saint-Germain-des-Prés.
(1) Folio n° 2571.
(2) Folio n° 3642.
(3) Mercure de France, "Traits et portraits", 2004.
Florence Noiville
Le Monde des Livres du 22 juin 2006