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Psychothérapeutes d'État et fossoyeurs de l'âme
Psychothérapeutes d'État et fossoyeurs de l'âme (1)
Corinne DAUBIGNY
Remarque préliminaire
Le danger du piège prévisible tendu par le projet d'amendement sur la réglementation par l'Etat de la psychanalyse (dénoncé ci-après) s'est par la suite confirmé avec le risque que soit conféré aux associations de psychanalyse une délégation de service public et les déclarations de Mr Christian Vasseur, datant du mois de mai, sur la formation des psychothérapeutes. En ce sens ce texte datant de Mars 2004 et référé à une version dépassée de l'amendement garde son actualité. Quant à l'analyse des projets gouvernementaux qui en occupent la seconde partie, je ne saurais aujourd'hui que la prolonger..
La curée : collaborer ou analyser ?
Un projet de loi, dans une démocratie, est une affaire sérieuse. Le bon sens ou la raison, "la chose du monde la mieux partagée", constituant le fondement même des démocraties modernes, on imagine mal qu'un projet de loi soit insensé. Surtout quand il prend pour objet le soin de l' âme . On imagine encore moins qu'un tel projet soit voté par les diverses Assemblées des représentants de l'État et de la Nation.
Si cela se produisait, resterait à choisir entre deux conceptions de la démocratie. Le partage équitable de la raison (dont on n'a pas estimé la quantité globale) serait-il surpassé par un partage équitable de la déraison - la démocratie consisterait en un consentement au gouvernement par la déraison collective ? Ou bien la loi d'apparence insensée secrèterait un sens caché que seuls des représentants de l'État et de la Nation pourraient comprendre : la démocratie reposerait sur une injonction à la stupidité en forme de "double contrainte" (2), car "nul n'est censé ignorer la loi" et chacun devrait obéir aux interdits qu'il a le devoir de connaître sans les comprendre.
Les deux hypothèses ne s'excluent pas ; l'injonction à la soumission stupide a toutes les chances d'engendrer le gouvernement par la déraison collective ; et réciproquement.
Mon embarras et ma perplexité furent donc d'abord immenses devant le texte proposé aux Assemblées de la République Française pour réglementer les "psychothérapie" sous la forme de l'amendement Mattei (3), qui faisait suite à l'amendement Accoyer (4), aux fins de délivrer la profession des "charlatans" et des adeptes des "sectes" - ou de la tenir entre les rives de la stricte efficacité rationnelle. La faible part de bon sens commun dont j'ai dû hériter n'y trouva qu'énigmes et incohérences : l'amendement semblait donner libre cours à tout et à n'importe quoi. Après le Sénat, l'Assemblée Nationale suivrait-elle ?
Les psychanalystes, quant à eux, sont habitués aux textes incohérents et énigmatiques; de sorte que celui-ci prit la consistance du contenu manifeste d'un rêve soumis à mon "attention flottante" - cette attention formée à l'écoute du désir. Nous verrons cela par le menu, découpant, comme nous l'enseignait Freud, le contenu manifeste (et incohérent) du rêve en unités signifiantes au regard des associations d'idées qu'elles suscitent, de manière à nous laisser surprendre par leurs souterraines connexions. Quoique la méthode ne puisse par sa nature être sanctionnée par aucun diplôme (il n'y a pas de bonnes et de mauvaises manières d'associer librement, et pas davantage chez l'analyste que chez l'analysant), elle ne lasse pourtant pas de faire ses preuves .Les associations de psychanalystes "du groupe de contact" (5) qui collaborent à l'entreprise de nettoyage du ministre - se refusant manifestement à analyser le texte qu'elles ont contribué à construire - l'auraient-elle oublié ?
Je montrerai qu'au delà des multiples désirs dont ce projet de loi promettait l'accomplissement, on peut lui redonner toute la cohérence d'une intention, et même d'une ferme intention, en poussant les associations d'idées et l'analyse du côté des projets de loi qui lui sont contemporains et qui concernent tant la santé mentale que l'éducation, la justice, l'enseignement, la vie familiale, la police, etc… Le "rêve" se révèle alors tendre un piège qui peut d'un moment à l'autre nous faire basculer dans un cauchemar. Ce cauchemar, d'une cohérence redoutable, annonce rien moins que la mort programmée de la psychanalyse et l'éviction du souci de la vie psychique. Les psychothérapeutes d'État ont toutes les chances de devenir les otages des fossoyeurs de l'âme - et gare au syndrome de Stockholm (6).
Alors, que cet amendement-ci soit finalement remplacé par un autre, - c'est ce qui s'annonce pendant que je rédige ce texte - ne changera rien si les projets qui l'encadrent ne sont pas avec lui écartés. C'est encore à la lumière de ces derniers qu'il faudra analyser toute modification de l'amendement.
Mais l'amendement Mattei présente un intérêt historique et c'est une bonne raison de s'y attarder. C'est un tournant dans l'histoire de la psychanalyse française : une fraction des associations de psychanalystes livrent les psychanalystes à une collaboration aveugle avec l'État, se refusant à lire ce qui s'écrit ouvertement comme chronique d'une mort annoncée de tout exercice de la psychanalyse, réglementé ou pas - mais d'autant plus sûrement et plus vite que la réglementation le permettra. Serait-ce qu'elles espèrent naïvement en tirer malgré tout bénéfice ?
On verra que le projet de loi, sous couvert de chasse aux sectes et aux charlatans, pourrait se transformer en une véritable curée de l'âme, désormais transformée en marché des "bonnes pratiques" (et des bons médicaments) "recommandées" par l'État .
Après la prise de position des États Généraux de la Psychanalyse de Juillet 2000, au nom de la spécificité de la psychanalyse, contre toute réglementation de sa pratique par l'État, la pétition dite du "front du refus " (7), rédigée par René Major en février 2004, eut d'emblée la dimension nécessaire, celle d'une pétition citoyenne - et c'est la raison pour laquelle elle fut retenue par l'association des Amis des États Généraux de la Psychanalyse. C'est encore pourquoi bon nombre de ses signataires appartiennent aux champs de la santé mentale, de l'enseignement, de la recherche, du travail social, de la communication et de la culture, ou prennent position en tant qu'analysants ou citoyens.
En effet ces projets de lois qui encadrent historiquement ledit amendement ne visent pas uniquement les psychothérapeutes ni les psychanalystes, et l'on se fourvoierait à entonner des chants de défense de telle ou telle corporation. L'enjeu est d'une tout autre envergure. Nous avons affaire à une pièce majeure d'un programme qui concerne tous les citoyens au travers d'un choix de société qui entend tirer un trait sur toute forme de subjectivité.
Aussi notre propos n'est pas de "faire de la politique" : conscients de baigner dans le politique, nous n'avons d'autre choix que de tenter de l'analyser. Que la préservation de la reconnaissance de la vie subjective et de ses droits passe par la défense du droit à l'exercice libre de la psychanalyse fait honneur au champ ouvert par Freud - et d'autres l'ont avant nous annoncé (8). Mais c'est un honneur dont les psychanalystes se seraient bien passé, et qui nous enjoint à assumer d'autant plus de responsabilités.
Psychothérapeute par la magie de l'État
L'amendement Mattei se lit comme le récit d'un rêve, remarquable par son incohérence, comme tous les rêves bien faits, c'est-à-dire qui fournissent une issue à des désirs inavouables. Sous prétexte, à la suite de l'amendement Accoyer, de protéger les citoyens vulnérables contre les sectes et les charlatans, que dit-il ?
Primo : "L'usage du titre de psychothérapeute est réservé aux professionnels inscrits au registre national des psychothérapeutes. L'inscription est enregistrée sur une liste dressée par le représentant de l'État dans le département de leur résidence professionnelle. "
La présence d'"un représentant de l'État", quel qu'il soit, pourvu qu'il représente l'État, suffirait donc à écarter charlatans et membres des sectes ? Comme l'odeur de l'ail chasse les démons, ou les Lumières de la République les chauves-souris de l'obscurantisme et des croyances démoniaques ? S'inscrire sur une liste devant "un représentant de l'État" a sans doute fonction d'exorcisme. A moins que le représentant de l'État dispose, dans une main,, du registre des psychothérapeutes, et dans l'autre, d'un registre national des adeptes des sectes, à seule fin de comparaison - ainsi, loin de poursuivre les sectes on se contenterait de leur interdire de délivrer à leurs membres le titre de psychothérapeute. On croit rêver. On rêve sans doute - au bonheur des sectes.
Secundo : "sont dispensés de l'inscription les titulaires du diplôme de docteur en médecine, les psychologues titulaires d'un diplôme d'État,"
On se demande bien pourquoi. Ce n'est pourtant pas difficile de s'inscrire ou de demander à être inscrit sur une liste : pourquoi un diplôme ? D'un point de vue onirique - je dis bien dit "onirique", et non pas "ironique" - cela laisse penser qu'il sont dispensés de se présenter au "représentant de l'État" parce que leurs diplômes, en tant que "diplômes d'État", les a déjà contraints à un acte de cet ordre. Les démons seraient déjà exorcisés. Le fait que les sectes comptent la plupart du temps un nombre impressionnant de diplômés (toutes sortes de "docteurs") et qu'elles tendent à se parer de façades scientifiques ne doit pas faire obstacle à cette idée : ce n'est qu'un rêve.
Par conséquent les médecins et les psychologues seraient autorisés d'office à user du titre de psychothérapeutes. Ils pourraient donc exercer comme tels - car sinon pourquoi créer un titre ? C'est une chose merveilleuse, en vérité, puisque leur formation universitaire ne comporte généralement aucune formation à la psychothérapie, et la simple connaissance des données de la psychopathologie n'est même pas requise pour ces diplômes. Les médecins et les psychologues auraient donc le privilège de pouvoir user de leur entière incompétence dans le domaine de la psychothérapie. Et d'user de leur titre de "Docteur" (9) auprès des "personnes vulnérables" afin de les livrer à une pratique pour laquelle ils n'ont pas reçu de formation.
Ce qui laisse à penser de manière onirique, et pas ironique, que le titre en question est censé ne requérir aucune compétence pratique spécifique : on souhaite seulement s'assurer que ceux qui pratiquent le soin de l'âme sont un jour ou l'autre passés à la décontamination des esprit frappeurs, je veux dire devant "un représentant de l'État".
Jusque là, on a donc vu s'affronter la force de la loi républicaine contre les ministres des puissances occultes : Clochemerle (10). Le thème fait régulièrement recette. Au passage néanmoins, le thème de la lutte contre les charlatans a fait long feu. Car le charlatan est celui qui vend du vent, ou de l'eau pour une potion magique ; et parfois cette pratique de l'illusion se révèle efficace : c'est l'effet placebo, qui montre que l'idée du soin et les "actes" du "docteur" soulagent davantage que le contenu du médicament. Une pratique qui ne requiert aucune compétence et qui prétend à l'efficacité est peu ou prou une pratique du placebo : aucun moyen en ce cas de distinguer le "charlatan" du praticien "sérieux".
Mais - tertio -, selon le même amendement, les psychanalystes eux aussi seraient dispensés d'inscription par le "représentant de l'État", pourvu qu'ils soient "régulièrement inscrits sur les annuaires de leurs associations".
On pourrait s'étonner. Se "réveiller" en plein rêve, ou plutôt rêver qu'on se réveille : "non, ce n'est pas possible, je rêve. Comment ? Ce 19 janvier 2004, les psychanalystes sont hissés par le Sénat - qui adopté l'amendement - à la hauteur des psychologues et des médecins, et cela sans être diplômés par l'État ? Hissés au même droit à l'incompétence dans le champ des psychothérapies ? Quand on sait de plus que beaucoup de psychanalystes se défendent absolument d'être des psychothérapeutes ?" Mais oui : ils n'ont qu'à être inscrits "régulièrement sur les annuaires de leurs associations" - Mr Dupond Muzart nous expliquera ce que signifie "être régulièrement inscrit sur un annuaire" : contrairement à ce que l'on peut penser cela ne recouvre pas le fait d'être "membre de l'association qui rédige l'annuaire. Il suffirait qu'ils soient inscrits sans être passés devant "un représentant de l'État" ? Les annuaires des associations de psychanalystes auraient-ils aujourd'hui le pouvoir de chasser les sorcières autant que les registres des représentants de l'État ? Il y a "anguille sous roche" !
On se dit qu'il s'agit probablement seulement des annuaires des associations dont les représentants ont rencontré "un représentant de l'État" afin de s'assurer ses faveurs et du droit de délivrer à leurs membres le titre de "psychothérapeutes" : il s'agirait donc des associations du "groupe de contact" et de celles qui le rejoindraient. Des décrets suivront qui nommeront les conditions requises pour les associations. Ces associations conserveraient un pouvoir considérable sur leurs membres puisque les "annuaires", contrairement au "registre national" ou aux diplômes, n'ont aucune pérennité, mais peuvent varier, comme leur nom l'indique, d'une année à l'autre.
Mais comment certaines associations de psychanalystes ont-elles donc gagné la vertu de chasser charlatans et sectes ?
Un souvenir de Totem et Tabou (11) nous rappellera sûrement aux vertus magiques du contact consenti par le chef ; à défaut on se reportera au rite ancestral d'adoubement des chevaliers. Le représentant de l'État aura sans doute transmis par contact son pouvoir de chasseur les sorcières aux preux représentants des associations de psychanalystes du "groupe de contact". Le groupe de contact comprenant en son sein certaines associations affiliées à l'IPA, organisation internationale créée par Freud, les abonnés des "annuaires" du "groupe de contact" seront probablement sujets à s'enorgueillir de cette double affiliation à l'État et à la Maison-mère - savoir si Freud y retrouverait ses petits est une autre histoire. Obtenir d'être inscrit sur les annuaires des preux représentant du "groupe de contact" ce serait quand même s'inscrire un peu déjà sur les listes des représentants de l'État - et François Régis Dupond Muzart nous éclaircira sur ce point (12). L'un des membres du groupe de contact n'a-t-il pas proclamé, lors du "contact" historique avec le ministre de la santé : "l'État a été formidable avec la psychanalyse."
Prise dans le rêve, il m'est apparu que les représentants de l'État devraient être dans chaque département nommés par le chef de l'État ou le gouvernement, car je ne vois pas autrement comment croire à leurs vertus magiques : seuls des préfets me semblent habilités à supporter un tel transfert, un transfert aussi "formidable". Mais loin de moi l'idée qu'on leur supposerait des pouvoirs de police les menant à diligenter des enquêtes sur les psychothérapeutes enregistrés dans le département aux fins de s'assurer qu'ils ne forment pas une secte : il faut supposer que leur seule présence est de nature à décourager les malfaiteurs.
Ainsi donc, d'après cet amendement, par la grâce d'une laïcité issue du suffrage universel, n'importe qui devrait pouvoir devenir psychothérapeute sans formation particulière - si l'on veut bien admettre que l'inscription sur des listes universitaires, préfectorales ou d'associations, ne prouvent aucune compétence à la psychothérapie.
Sauf, sauf…Sauf, me direz-vous, sauf si l'on attend quelque soulagement de fréquenter le cabinet d'un homme ou d'une femme qui a obtenu la grâce d'accoler son nom au nom du Père, ou de ses représentants, ici au nom de l'État. Ce serait la version laïque d'une pratique magique qui a fait ses preuves dans toutes les religions : l'écriture fétichisée des noms de Dieu.
Pour finir, par son amendement, un ministre de la santé nous propose une pratique magique ouvrant la porte à tous les excès, et bien sûr, du coup, à toutes les sectes. Il a paru urgent au Sénat de l'approuver. L'État est décidément formidable. Et tout ceci démontre à coup sûr, comme le souligne d'une seule voix le "groupe de contact", "le rôle irremplaçable des associations" (13) !
Le piège : le réel, c'est l'impossible
L'Assemblée Nationale pourrait-elle à son tour approuver pareil texte ? Espère-t-on que les députés soient hypnotisés par le terme "représentant de l'État" ?
Ou bien seraient-ils emportés par une fièvre démagogique, prêts à voter un amendement donnant à tous la liberté de n'importe quoi, ce dont chacun serait porté à se satisfaire ? A entendre certains psychanalystes réjouis par la perspective de cette "reconnaissance de la psychanalyse" par l'État, le calcul pourrait sembler bon ! Selon Madame Aisenstein, "la psychanalyse va déjà mieux" (14) ! Apparemment des psychanalystes se seraient sentis malades à l'idée de ne pas disposer du titre de psychothérapeute d'État, pressant Mr Accoyer de faire quelque chose pour eux (15). L'État-thérapeute donnerait à la psychanalyse une nouvelle légitimité, et, à condition qu'elle se nomme psychothérapie, on pourrait espérer voir quelques "tranches" remboursées par la Sécurité Sociale. La psychanalyse gratuite et sécurisée, payée par les cotisations sociales des salariés et des employeurs : voilà probablement le rêve de certains membres du "groupe de contact". Comme s'ils n'avaient aucune idées des suites.
Les suites ? Eh bien le pot aux roses ne manquera pas de se dévoiler : il faudra réglementer. François-Régis Dupond Muzart qui a la bonté de se répandre en conseils juridiques auprès des psychanalystes, nous expliquera ici même pourquoi il faudra nécessairement et obligatoirement sortir des décrets venant rétrécir les possibilités infinies laissées par l'amendement. Quoique, remarque-t-il, ces décrets seront anticonstitutionnels : car ils viendront limiter davantage la liberté d'entreprendre encadrée par l'amendement. Autrement dit l'amendement ne serait guère viable : il contraint constitutionnellement à des suites anticonstitutionnelles ! Mais, ajoute notre juriste, l'amendement est si habilement tourné qu'il sera difficile de requérir contre lui. Bref, tous comptes faits, l'amendement ne serait pas absurde car les décrets inévitables et anticonstitutionnels qui serviront à le mettre en œuvre lui donneront sa véritable portée. L'amendement d'allure débonnaire pourrait préparer un coup de force. Il ne ferait qu'organiser une sinistre pagaye pour justifier après-coup des réglementations anticonstitutionnelles contre lesquelles il sera pratiquement impossible de s'élever. Le réel sera l'impossible. (16)
Aussi tous les rêves s'arrêtent là, et les rires aussi. On connaîtra les effets du piège après-coup.
Or nous pouvons les anticiper, car le scénario en est déjà écrit. Ce qui est vrai pour cet amendement le sera pour tout autre présenté par des élus mus par les mêmes mobiles ; les mobiles que nous manifestent les divers projets de lois et rapports officiels qui entourent actuellement la question de la réglementation de la psychanalyse. Je n'en ferai pour l'heure qu'un rapide tour d'horizon, propre à nous éclairer sur les enjeux de société. Du rêve, nous passons au cauchemar.
Fiction psychiatrique. 1984 -2004 : vingt ans après
L'intérêt historique de l'amendement Mattei, c'est son incohérence : il donne à voir qu'il faut lire entre les lignes. Ce que recouvre les projets gouvernementaux n'en est que plus facile à mettre en lumière. Pas difficile en effet de trouver le contenu latent de l'amendement sous son contenu manifeste . Comme dans l'analyse des rêves, il suffit de mettre son contenu en rapport avec d'autres, provenant de la même source ; en l'occurrence, d'autres textes apportés par le même gouvernement, dont le point commun est l'alibi sécuritaire.
Il faut lire par exemple (et la liste non exhaustive) :
- le plan d'actions Clery-Melin "pour le développement sur le psychiatrie et la promotion de la santé mentale" , qui prétend lutter contre la violence et la drogue (17)
- le rapport de l'Inserm sur le dépistage des troubles mentaux chez l'enfant et l'adolescent , qui précède et complète le précédent (18) ;
- - le rapportde l'Inserm sur l'évaluation des psychothérapies, appelé par les précédents et désormais paru (19) ;
- le projet de loi "Sarkozy" sur la prévention, qui a été récemment écarté (mais pour combien de temps ?).
- la loi "Perben II", déjà adoptée, qui entend répondre aux menaces terroristes (20) .
De ces textes se dégage un véritable projet de société : l'organisation du contrôle de la population par le dépistage et la surveillance psychiatrique du plus grand nombre, de la naissance à la mort, sous couvert de recherche médicale; et l'éviction de la vie psychique dans les procédures thérapeutiques réglementées par l'État qui institutionnalise la suprématie des TCC, (thérapies cognitivo-comportementales) et de la sédation médicamenteuse ; tout cela au profit d'une rééducation des conduites visant à l'adaptation sociale. La population se trouverait dans l'obligation de devenir complice de cette politique. Bref, et je vais y venir plus en détail, se dégage un projet de société totalitaire orwellien, mettant à contribution dans une collaboration étroite : médecin, psychologues, éducateurs, parents, travailleurs sociaux, enseignants, chercheurs, police, et politiques.
En un mot c'est, au nom de la lutte contre la "violence", un projet d'allure paranoïaque, en tout cas propre à réveiller notre "paranoïa critique" (21). Comme s'il s'agissait de réaliser de manière planifiée ce que Devereux redoutait des sociétés post-modernes : l'éviction de toute considération pour la vie psychique singulière.
La psychanalyse enrôlée/exclue par la psychiatrie
Mais puisque c'est au nom de la santé mentale, relevons d'abord quelques aspects du rapport Clery-Melin.
Il abat d'emblée les cartes : il s'agit de "créer une nomenclature d’actes de psychothérapie déclinés en ses divers types (psychanalytique, cognitivo-comportemental, systémique"). (22) Il n'est plus dès lors question de psychanalyse, mais seulement de "psychothérapie psychodynamique". Cette éviction de la psychanalyse porte à penser qu'elle se ramène à la définition des psychothérapies psychanalytiques et se décline donc en "actes". Mais que sont les actes psychanalytiques, quand on sait que le psychanalyste se garde précisément des actes ? Cette situation impossible ne sera pas sans conséquences.
On peut aussi noter que ce rapport, par sa définition des troubles mentaux et de la demande de soins psychiatriques, étend le champ de la psychiatrie à une grande part de ce que le secteur social lui avait arraché. L'amendement Accoyer pour la réglementation des psychothérapies était, dans sa formulation, conforme à ce rapport en énonçant que les psychothérapies "constituent des outils thérapeutiques utilisés dans le traitement des troubles mentaux". Il ressort de ce contexte que les psychothérapies psychanalytiques sont appelées à faire partie du dispositif psychiatrique. Et qu'à terme toute réglementation des psychothérapies entend, par le biais des "psychothérapies psychanalytiques " devenir une réglementation de la psychanalyse - qui y perdrait évidemment toute spécificité.
Médecins et psychologues artisans du dépistage et des indications
Dans un premier temps, d'après le rapport Clery-Melin, seuls les médecins et les psychologues qui suivront une formation de psychothérapeute dans des écoles habilitées recevront les connaissances nécessaires au dépistage des troubles mentaux et à l'indication des "bonnes pratiques" (23). Mais les médecins et les psychologues seront progressivement formés à des connaissances théoriques et pratiques des psychothérapies en formation initiale (24). Ainsi les médecins devraient effectuer un parcours d'un semestre en psychiatrie. Le rapport précise qu'il ne s'agit pas de former des psychothérapeutes mais seulement de donner des compétences à orienter les personnes et à adopter une bonne approche relationnelle - on imagine néanmoins les glissements possibles.
Un point crucial du rapport consiste à limiter la liberté du praticien, tant pour ce qui concerne son installation que sa pratique. Un psychiatre coordinateur de secteur doit donc pouvoir superviser les évaluations et les pratiques à partir de la liste qu'il détiendra de tous les professionnels habilités à conduire des psychothérapies . Le rapport souhaite voir se mettre en place des groupes de supervision - qu'on ose ici appeler "groupe Balint" (25) , ce qui constitue, dans ce contexte, un détournement et abus de langage (26) .
A la lecture de ce rapport, l'amendement Mattei gagne en cohérence. On comprend que médecins et psychologues soient agréés en tant que psychothérapeutes : il s'agit là d'une interprétation libre du rapport Clery-Melin, par laquelle on voit poindre que la formation initiale des psychologues et des médecins leur fournira bientôt un bagage nécessaire à l'exercice des psychothérapies. On s'étonnera peut-être qu'un semestre en psychiatrie suffise aux médecins, et deux semestres de stage pour les psychologues. C'est qu'on ne connaît pas encore les "bonnes pratiques" telles que définies par le rapport sur l'évaluation des psychothérapies : les choses vont singulièrement s'éclairer.
D'ailleurs le rapport sur le dépistage de troubles mentaux chez l'enfant et l'adolescent était déjà paru avant le rapport Clery-Melin, et avertit davantage de la situation.
Dépistage systématique dès l'enfance sur la base du DSM IV
Bornons-nous ici à la synthèse du rapport de l'Inserm sur le dépistage des troubles mentaux chez l'enfant et l'adolescent. (27). La Classification Française des Troubles Mentaux y disparaît comme purement "clinique" et peu propice aux études épidémiologiques, pour faire place au DSM (classification d'origine américaine)- alors que le DSM IV n'est pas encore entré officiellement en vigueur en France pour les enfants . La différence entre les deux classifications est essentielle : le DSM IV écarte le point de vue psycho-dynamique, balaye une bonne part des références habituelles de la psychanalyse (par exemple, l'hystérie n'y apparaît pas). Cette classification décrit le trouble mental en termes de comportements, et très souvent en termes de comportements déviants par rapport à la norme sociale - ce qui peut porter à confondre soin psychiatrique et maintien de l'ordre. Même si, du point de vue de la psychanalyse, on ne peut recommander de manière générale son utilisation, c'est bien plus vrai en ce qui concerne les enfants : à leur égard on doit encore se préserver davantage d'une vision figée de la pathologie mentale, car leur personnalité est en pleine construction.
Le rapport part d'un point de vue totalement opposé, puisque, passées quelques précautions de style, il étudie l'épidémiologie exclusivement sous le rapport de l'interaction gènes-environnement en partant de l'hypothèse d'une prévalence des effets de l'interaction précoce, en particulier néonatale, censée laisser des traces neurophysiologiques indélébiles et déterminantes sur le fonctionnement du système nerveux central (28). Tout en prétendant s'appuyer sur des données sûres provenant de recherches internationales, il se présente surtout comme un projet de mise en place d'études systématiques de la population sous le rapport de cette interaction gènes-environnement.
Le rapport prévoit que les travailleurs sociaux, les enseignants et les parents seront conviés à collaborer au dépistage systématique des troubles mentaux chez les enfants et les adolescents depuis la naissance . Les professionnels seront informés des "bonnes pratiques" qu'ils doivent soutenir, et le rapport invite à la formation plus grande des médecins et des psychologues dans le domaine du dépistage et de l'orientation. De fait, grâce à une large information délivrée par les médias, toute la population sera plus ou moins formée au dépistage, et tout le monde devrait pouvoir remplir les fiches de dépistage standardisées. On s'étonne moins qu'un ou deux semestres de formation initiale suffise aux médecins et aux psychologues pour participer à cette entreprise nationale et internationale.
Voici une des recommandation finale du rapport sur le dépistage :
"Il apparaît nécessaire aujourd’hui d’engager tous les professionnels de l’éducation et de la santé à promouvoir la santé mentale des enfants et de les former à reconnaître les signes précoces des problèmes émotionnels et de comportement. À l’issue de la synthèse, le groupe d’experts préconise ainsi d’informer et de former tous les acteurs en contact avec les enfants : les parents, les enseignants et les éducateurs, les plus à même de repérer les premiers signes d’un trouble mental ; les médecins généralistes, les pédiatres, les médecins scolaires et de PMI, capables de reconnaître un tel trouble et d’orienter l’enfant vers les structures adaptées pour le diagnostic et la prise en charge ; enfin les pédopsychiatres, susceptibles de transférer les résultats de la recherche à leur pratique clinique."(29) .
Les parents conviés à participer au dépistage des troubles de leurs enfants
Quoique l'ensemble du rapport soit stupéfiant de positions doctrinales cognitivistes, on appréciera particulièrement ce passage :
"Pour initier le dialogue avec le médecin ou le pédiatre, les parents pourraient être amenés à faire part de leurs observations sur le comportement de leur enfant à travers le remplissage d’un questionnaire commenté avec le médecin lors de chaque visite. Le groupe d’experts recommande que soient déterminés des items (au nombre maximum de dix, compte tenu du temps dont le médecin dispose) devant figurer sur ce questionnaire destiné aux parents."(30) .
Outre l'extrême inquiétude où doit nous plonger l'idée que les parents seraient invités à se transformer en assistant de psychiatrie auprès de leurs propres enfants et que les pédiatres auraient trop peu de temps pour entendre ou seulement lire ce que le parents voudraient leur confier, on s'aperçoit ainsi que la classification vulgarisée serait si pauvre en items que son maniement ne demanderait en réalité aucune formation particulière.
Les compétences en matière de dépistage seront donc facilement accessibles aux médecins et aux psychologues. Deviendront-ils pour autant facilement psychothérapeutes? Nous en saurons davantage en nous informant des "bonnes pratiques" recommandables…Mais ce rapport sur le dépistage, avant évaluation par l'Inserm des psychothérapies, préconise déjà les méthodes cognitivistes et des prises en charge éducatives, notamment par rapport à l'autisme.
Les "bonnes pratiques" doivent être "scientifiquement" évaluées
Laissons un instant le rapport sur le dépistage pour nous tourner vers le rapport de l'Inserm sur l'évaluation scientifique des psychothérapies, aujourd'hui paru (31).
Les médias sont aussi convoqués par ce rapport afin de diffuser les "bonnes pratiques" "scientifiquement" validées. Car - c'est la conclusion et l'objectif finalement dévoilé du rapport, - qu'on se le dise : la Science décidera des bonnes pratiques, autrement dit des psychothérapies recommandées :
"L'information des usagers et la formation des thérapeutes doivent se faire en relation avec les preuves scientifiques disponibles, elles sont deux points majeurs pour améliorer l'offre de soin et le travail en réseau des différents acteurs de santé." (32).
Mais "en psychothérapie, les mesures de l'efficacité d'une thérapie portent souvent sur des caractéristiques subjectives", note le résumé de l'Inserm qui présente le rapport sur le site de cet Institut de recherche. Nous y voilà : l'éviction de la subjectivité en matière de vie psychique (!) suppose qu'on ne dépiste que des comportements, que les effets de "soins attendus" portent sur les comportements, et que l'efficacité de ces "soins" ne soit évaluée que sous l'angle des comportements
Le rapport sur l'évaluation comporte une discussion détaillée et fine des problèmes d'évaluation. Mais pour finir, les pathologies sont rapportées au DSM et le critère du devenir du syndrome est retenu comme élément déterminant (même s'il n'est pas unique) des évaluations.
La mort annoncée des psychothérapies psychanalytiques pour les enfants
Le résumé de l'Inserm interprète le rapport pour ce qui concerne l'évaluation de l'efficacité des psychothérapies analytiques chez l'enfant et l'adolescent. L'affaire est expédiée en une seule phrase :
"Concernant les enfants et les adolescents, les seules études disponibles relatives aux thérapies psychodynamiques ont été menées de manière rétrospective et sans comparaison avec un groupe témoin. Elles ne permettent donc pas de conclure sur leur efficacité."
Dans le rapport lui-même, l'étude sur les 763 cas de psychothérapies évalués au Centre Anna Freud de Londres, qui laissaient apparaître 62 % de cas d'amélioration, est jugée non probante, par "absence de groupe témoin". Près de quatre-vingts ans de pratique de la psychothérapie d'enfant depuis les premiers travaux d'Anna Freud sont ainsi balayés au nom de la science ! Pour les générations futures, en bien des cas, le rapport préconise davantage les thérapies comportementales, les approches familiales et les approches éducatives. Le résumé, quant à lui, fait l'impasse totale sur les psychothérapies "psychodynamiques". Le but n'est-il pas de fournir un genre de "Vidal" succinct à tous les travailleurs sociaux, aux parents et aux enseignants ? Pourquoi s'encombrer des détails ?
"Administrer" des programmes comportementaux aux autistes
Pour les autistes, par exemple, le résumé, dépassant encore les propos du rapport, affirme .
"Pour l'autisme, des programmes éducatifs et comportementaux intensifs dispensés par les parents ou menés dans des centres spécialisés ont montré leur efficacité s'ils sont administrés à un stade précoce."
Il s'agit bien de ces programmes administrés à raison de 25 à 40 heures de stimulation par semaine, qui n'arrivent d'ailleurs pas à produire en France les mêmes miracles qu'aux USA…(il est vrai que nos critères diagnostiques sont différents) !
Oui, c'est bien tout le contraire des pratiques actuelles des psychanalystes, personnels des hôpitaux de jours et des IME qui travaillent sur la base d'une écoute psychanalytique. Et si, bien sûr, les méthodes comportementales ont droit de cité en France à côté d'autres approches, quel psychanalyste ne se sent effrayé et bouleversé par l'"administration systématique" de tels projets ?
Il faut supposer que Mme Aisenstein n'a pas lu ces conclusions : sinon comment a-t-elle pu se réjouir à l'idée que l'amendement Mattei reconnaîtrait les psychothérapeutes que la SPP a formé durant cinquante ans ? La valeur de cette formation est parfaitement mise en doute par ce rapport : oui, les psychanalystes auront droit au titre de "psychothérapeute", mais la pratique psychanalytique sera-t-elle recommandée ou au contraire déconseillée par l'université et le corps médical ? ! "Irremplaçable" le rôle de nos associations ? "Superflu" : voilà ce qu'il fallait dire. Quelque chose de pire que ce rapport de l'Inserm peut-il survenir ?
Les psychothérapies analytiques d'adultes déclarées inefficaces et peu compétitives
Après cette sombre perspective sur les générations à venir, revenons à la génération des adultes d'aujourd'hui : la psychanalyse peut-elle survivre un siècle ?
Que nenni ! Si le rapport reconnaît l'efficacité des psychothérapies analytiques dans divers troubles, ses conclusions quant aux études comparatives sont sans appel : l'efficacité des psychothérapies analytiques, quand elle est reconnue, ne sert que d'adjuvant, se trouve conditionnée par l'adjonction d'une autre approche, ou largement surpassée par l'efficacité des thérapies comportementales et familiales.
On résiste difficilement à retranscrire la découverte thérapeutique majeure concernant l'approche "des troubles des conduites" chez l'enfant et l'adolescent, qui aurait fait ses preuves : on recommande "Le traitement par apprentissage parental (expliquer les principes de l’apprentissage social et de la modification du comportement, récompenser les conduites souhaitées et retirer l’attention parentale ou les privilèges en cas de conduites indésirables)" (33). Il fallait y penser ! J'avais une idée plus étendue des possibilités des thérapies familiales en pareils cas. Mais sous couvert de "psychothérapies" cognitivistes et familiales ne s'agit-il pas , à terme, de privilégier des approches purement et simplement rééducatives ?
Ainsi donc la psychanalyse ne semble être intégrée au champ de la psychiatrie dans le rapport Clery-Melin que pour être déclarée hors jeu par le rapport de l'Inserm sur l'évaluation des psychothérapies.
Mais qui s'en soucie ? Cela ne concerne-t-il pas que la psychiatrie ? Le citoyen "ordinaire" est-il touché, ou bien cela ne concerne-t-il que son voisin ? A ce sujet, il importe de comprendre les véritables ambitions de la psychiatrie future, ou plutôt futuriste.
Tous des prévenus ?
Le développement des TTC et des thérapies familiales est en effet étendu à la prévention. Nul besoin d'avoir été dépisté comme porteur de "troubles mentaux" pour en bénéficier. Les familles dont certains membres auront présenté des troubles mentaux (dépression, par exemple) seront en effet systématiquement suivies : quel travail en perspective !
C'est le rapport de l'Inserm sur le dépistage des troubles mentaux chez l'enfant et l'adolescent qui nous en avertit : il faut "effectuer un suivi en milieu spécialisé des enfants de familles atteintes de troubles mentaux" (34) . On tient compte de l'"héritabilité génétique" : "les familles dont l'un des membres est atteint d'autisme , et ce jusqu'à la troisième génération, doivent être considérées à risque". On sera attentif au développement des enfants en cas d'antécédents familiaux. Quant ces antécédents sont marqués par l'alcoolisme, la toxicomanie et les troubles de l'humeur "le groupe d'expert recommande également de développer des actions de prévention destinées aux familles, du type de celles ayant déjà démontré leur efficacité dans le suivi des enfants dont l'un des parents souffre d'un trouble récurrent de l'humeur (dépression unipolaire ou bipolaire)." Attention, tous les mots comptent : les psychothérapies psychanalytiques n'ont pas "démontré" leur efficacité (cf. rapport de l'Inserm sur l'évaluation : il ne suffit pas d'être efficace, il faut démontrer qu'on l'est - par exemple étudier le devenir des sujets sur liste d'attente, qui ne bénéficient pas de soins, de manière à disposer d'un groupe témoin ; c'est pourtant simple…) ; les techniques mises à l'œuvre, celles qui ont prouvé leur efficacité, ne peuvent relever que des TCC, des thérapies familiales, et des prises en charges éducatives.
Le rapport Clery-Melin entend répondre au "besoin de soin" et non à la demande de soin.
Et le "besoin de soin" en matière de troubles mentaux est défini comme "une altération dans les sphères clinique ou sociale" qu'une « intervention clinique ou sociale » peut traiter. .(35) Tel est l'axiome fondamental de la nouvelle psychiatrie - et je ne peux que la recommander à tout le monde. Cela signifie en effet aussi bien que vous ne pouvez avoir besoin de soin si aucune offre de soin ne peut y répondre ; ou qu'une "altération dans la sphère sociale" peut se traduire en réponse psychiatrique. Bref vos besoins ne sont pas ceux que vous croyez et ils admettent tous une réponse ; ils n'ont pas lieu d'être si on ne sait y répondre, et on peut y répondre sans que vous ayez compris que vous en avez besoin ! La psychiatrie d'État se prépare à être vraiment formidable.
C'est pourquoi les enfants bénéficieront de soins avant que de savoir qu'ils en ont besoin, du seul fait que leurs parents auront déjà été reconnus comme en ayant besoin.
Ce rapport encourageait d'ailleurs la prévention : par exemple les "Maisons Vertes", ces structures de prévention primaire inventées par Françoise Dolto pour rompre la solitude des parents dans la société occidentale moderne, aider parents et enfants avant la survenue de problèmes relationnels graves (prévenir les dépressions des parents et leurs effets, par exemple). A la lumière du rapport sur le dépistage, on comprend dans quel sens s'entendrait à présent la prévention : dans un sens diamétralement opposé. Au lieu d'écouter les familles dans un lieu non-psychiatrique et excluant toute forme de suivi systématique, les familles apprendront désormais, si l'on décrète qu'elles en ont besoin, à éduquer leurs enfants.
Rappelons que le "projet de loi pour la prévention de la délinquance", récemment préparé par Monsieur Sarkozy (et momentanément écarté devant la révolte des travailleurs sociaux) prévoyait le signalement au maire des communes de toute personne suivie pour des problèmes sociaux ou d'éducation. Tous les professionnels étaient concernés, y compris les médecins par ce passage :
"Tout professionnel qui intervient au bénéfice d'une personne présentant des difficultés sociales, éducatives ou matérielles, est tenu d'en informer le maire de la commune de résidence […]"
Les projets de type "maisons vertes", et d'ailleurs tous les lieux de prévention reposant sur l'anonymat, auraient été remis en cause: il s'agissait d'une destruction programmée de nombreux systèmes de prévention primaire ou "bas seuil". La prévention supposerait à présent le fichage systématique des personnes consultant dans le champ du social, et de possibles répercutions sur la vie de leurs descendants. A quelles fins ?
Adaptatives et normatives, pardi.
La vie psychique hors jeu
Le rapport sur le dépistage dévoile les intentions et surtout les attendus, les a priori, des chercheurs et du législateur : l'éviction des considérations sur la vie psychique. Les troubles mentaux, décrits comme des comportements répertoriés, sont compris comme produits des gênes et de conditions environnementales : les rapports sur le dépistage et l'évaluation le répètent à loisir .
"L’évolution des concepts concernant les maladies psychiatriques de l’enfant et de l’adolescent s’oriente principalement vers la reconnaissance de l’inscription des anomalies physiopathologiques directement dans le processus développemental." (36)
Le fond matérialiste n'est pas forcément contestable : ce qui est totalement contestable c'est la généralisation, doublée de l'exclusion des effets du langage et de communication, les effets de représentation, d'affects et de pensée, bref l'ensemble de la vie psychique. Ce qui se révèlera dangereux c'est de vouloir agir directement sur les comportements, sur la base neurophysiologique - et bientôt sur les gênes - en négligeant, et même en écartant, la sphère de la parole (de l'énonciation en première personne, plutôt que du discours) et de la vie psychique.
Tout savoir, tout pouvoir
Pourquoi tous ces dépistages, ces actions de prévention sur les enfants et les petits enfants ? Ces évaluations ne sont qu'un début. La recherche devra se développer à grande échelle sur l'ensemble de la population. On prévoit un développement de l'imagerie mentale à travers l'usage systématique des IRM. Le rapport Clery-Melin annonce d'ailleurs que les médecins pourront se transformer en chercheurs . A condition, bien sûr, de suivre les méthodologies de recherches prédéfinies, des recherches statistiques sur des données matérielles et quantifiables, non subjectives. Mais les experts du rapport sur l'évaluation remarquent l'impossible expérimentation humaine ; quoique les jumeaux et l'adoption donnent l'occasion de mieux différencier les rôles des gênes et ceux de l'environnement.
" Le poids des facteurs génétiques dans les troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent, démontré essentiellement dans les études étrangères, dépend en partie de l’influence de l’environnement (milieu, période d’étude) sur l’expression des gènes impliqués. Le groupe d’experts recommande de promouvoir en France des enquêtes de type étude de jumeaux, d’adoption ou de suivi d’enfants à haut risque. Ces études permettront de mieux définir le phénotype des troubles et devront s’enrichir des autres approches cognitives et psychosociales." (37)
Est-ce d'ailleurs un hasard si le premier ministre annonçait en janvier 2004 qu'il entendait doubler en France le nombre d'adoptions internationales en 2005 ?
Zoopolitique
Enfin le rapport sur le dépistages des troubles mentaux chez l'enfant et l'adolescent se termine sur un appel à développer les modèles animaux qui permettent d'étudier les effets conjugués de l'environnement et des gènes. Voici les derniers mots de la synthèse du rapport qui prétend former les médecins aux seules méthodes d'analyses valables : celles qu'il propose:
"Le groupe d’experts recommande le développement de modèles animaux d’anomalies du développement et leur exploration neurobiologique, comportementale et par imagerie cérébrale. Ces recherches bénéficieraient d’un rapprochement entre neurobiologistes du développement et comportementalistes, et en général de collaborations entre la recherche clinique et fondamentale." (38)
Si l'on considère un instant que ceci est la conclusion du rapport qui concerne les enfants, ce document semble relever tout droit de la littérature pathographique au chapitre, traditionnel dans la littérature enfantine et dans les fictions, du "savant fou". Nous voilà propulsés dans la "zoopolitique" dont Pierre Ginézy parlait nous parlait à l'instant.
Ce rapport signe le débarquement de l'homme neuronal et comportemental dans un monde radicalement unidimensionnel ou prédominent la rééducation et la médicamentalisation normalisantes. La place du sujet s'y trouve radicalement barrée, à terme forclose.
Les sorcières "sectes" en sont chassées, mais il semble que ce soit, au nom de la Science , au profit de la généralisation de l'hypnose de masse - car ce seront les effets de l'addiction médicamenteuse et de la caricature des méthodes comportementales.
Voilà le monde que la Science d'État nous prépare. Freud n'avait-il prévenu que la science visait au fond la même toute-puissance que la pensée magique ?
Cela me rappelle que certains apôtres d'un nouveau monde prônent un rationalisme extrême et sans limite ; sous prétexte d'"éthique de la psychiatrie", ils se font les chantres d'une éducation nouvelle dégagée de toute idée du bien et du mal, et de toute croyance. Toute référence au bien et au mal relève selon eux de la psychopathologie et tous les enfants apprendront les bases de cette "psychopathologie" durant leurs études secondaires. Ils nomment "psychothérapie" ce qui dégage l'homme de toute référence normative, au seul bénéfice des données de la science objective. Les adeptes de cette théorie sont bien entendu des universitaires et des médecins dûment diplômés. Ils ne trouveraient probablement rien à redire aux travaux des éminents "experts" français. A leurs yeux, toute la psychanalyse n'est que désinformation, pratique sectaire et charlatanisme.
Tous les amendements futurs sur la psychothérapie et la psychanalyse sont à lire en fonction de ces dérives programmées. Tant qu'ils n'y feront pas obstacle, nous avons le choix entre la dépression et la résistance. Et, personnellement, je propose de choisir plutôt la résistance.
Le droit à l'exercice libre de la psychanalyse
Nous n'avions pas besoin d'attendre de lire de tels projets pour nous élever contre les réglementations par l'État de la psychanalyse. René Major le rappelait tout à l'heure aux regards de l'histoire de la psychanalyse. L'impossibilité radicale de l'exercice de la psychanalyse dans les régimes totalitaires et les dictatures, les dérives qui découlent de la collaboration des psychanalystes à de tels régimes - qui en font les complices du meurtre d'âmes organisé - nous ont assez prévenus.
On oppose à l'exercice libre de la psychanalyse, soumise aux règles de droit usuelles, des abus ponctuels. Il y en a probablement, ni plus ni moins que dans d'autres disciplines. Mais quel rapport entre ces abus ponctuels et la dérive possible et préparée d'un État à l'égard de toute la population ? Le libre exercice de la psychanalyse ne garantit pas du meilleur. La psychothérapie d'État nous garantit de rendre possible le pire.
On aurait pu croire que de telles dérives étaient impossibles dans une société libérale. Sauf à ce qu'elle promeuve ce que les "experts" nomment aujourd'hui la recherche "médico-économique". Où j'entends ceci : comment mettre le soin psychique au service de l'ordre économique.
Depuis Freud, la psychanalyse repose sur la capacité des psychanalystes à faire suffisamment dissidence par rapport aux normes sociales pour analyser le malaise dans la civilisation. Un État, pour conforter un pouvoir, développe toujours une idéologie qui fait quelque part obstacle à la libre parole. La loi sociale, ou droit positif, peut renforcer les mécanismes pathogènes d'un système social, et la psychanalyse doit savoir le reconnaître, entendre les citoyens dans leurs contestations fondées et même, parfois en avertir le législateur. La loi qui nous guide est la loi symbolique, le plus souvent non écrite : celle qui permet au sujet de se construire dans un rapport dynamique aux autres et à l'étranger en lui-même, tout en acceptant la part de renoncement nécessaire à la vie sociale.
L'ordre médico-économique des sociétés post-modernes veut nous faire croire à une société sans malaise, une société de toute jouissance, alors même qu'elle repose sur des processus d'exclusion massifs. Une seule solution s'impose alors à lui : exclure la parole singulière, produire une adaptation artificielle de l'homme, réduire la vie psychique par l'addiction médicamenteuse et nous régler sur ce que les modèles animaux nous apprendront quant à la manière de produire l'adaptation d'un être à un milieu prédéfini, y compris par les modifications génétiques. Nulle réduction de la violence ne doit pourtant en être attendue . Au contraire, car à cette violence d'État répondront inéluctablement des violences singulières incontrôlables.
A contre-courant d'une psychiatrie normative, totalitaire et adaptative, nous défendons un droit à un espace libre et privé de construction de soi dans un rapport à l'autre librement choisi et analysé. La défense du droit acquis à l'exercice libre de la psychanalyse se comprend aujourd'hui comme un élément essentiel de la défense humaniste des fondements de la vie psychique et de la vie sociale. Un psychanalyste ne peut être, en aucun cas, un psychothérapeute d'État.
Post-scriptum : suite (amendement Dubernard) et fin ?
L'Assemblée Nationale n'a pas approuvé, le 7 Avril 2004, l'amendement Mattei, mais un amendement modifié, qui se nomme désormais "amendement Dubernard" (39).
Certains parlementaires ont développé des arguments proches de ceux que nous avions exposés le 27 Mars, relevant les incohérences de l'amendement Mattei. L'amendement Dubernard est plus cohérent d'un point de vue juridique et plus habile que l'amendement Mattei : il laisse moins apercevoir les risques qui lui sont liés par les décrets d'applications qui s'en suivront. Il subordonne clairement la "conduite des psychothérapies" à une formation , y compris pour les médecins et les psychologues : « La conduite des psychothérapies nécessite soit une formation théorique et pratique en psychopathologie clinique, soit une formation reconnue par les associations de psychanalystes
Mais cela ne dérange en rien les plans totalitaires dont nous venons de parler, dont les médecins et les psychologues seront la cheville ouvrière, et qui prévoient de telles formations rapides sans rien indiquer de la formation "personnelle" du psychothérapeute (le travail fait sur sa propre personnalité). La psychothérapie sera-t-elle intégrée à l'ordre psychiatrique alors qu'elle semble réservée à des personnes auprès de qui sont requises des connaissances en "psychopathologie", sans être vraiment référée (comme dans l'amendement Accoyer) au soin des "troubles mentaux" ?
Quant à la psychanalyse, les formulations qui la concernent sont floues et laissent donc toujours place au pire. Le pire qui a déjà été énoncé par Mr Dubernard lui-même ; il a déclaré, lors des discussions parlementaires, que "la psychanalyse est une psychothérapie" (40). Autrement dit, elle risque ainsi d'entrer dans l'ordre psychiatrique, On sait, de ce point de vue, ce que l'on doit craindre, alors que le fondement même de la psychanalyse nous enseigne une remise en cause et un réexamen permanent des barrières qu'une société dresse entre le normal et la pathologique. Notre société peut-elle continuer à supporter que ceux qui souffrent des processus qu'elle met en œuvre trouvent des espaces où le penser de manière singulière ?
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Notes
(1) - Présentation de la communication faite à la réunion des Amis des États G&eac