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Fray Luis de León à la lumière de l'outil psychanalytique

Fray Luis de León à la lumière

de l’outil psychanalytique

En cette journée de célébration du centenaire de la Société des Langues Néo-Latines, comment ne pas évoquer le formidable outil d’analyse qu’a vu naître ce siècle écoulé ? Si la psychanalyse a tout d’abord été cantonnée à un usage purement thérapeutique, elle est depuis bien longtemps sortie de son cadre institutionnel pour apporter un éclairage nouveau dans de très nombreux domaines, comme celui de l’analyse littéraire. Mais nous tenons avant tout à mettre en garde contre un certain nombre d’idées reçues qui risqueraient de perturber la compréhension de notre propos. L’approche psychanalytique d’un texte ou de son auteur ne saurait se simplifier à l’interprétation forcée de quelques traits sexuels, comme l’on voudrait bien souvent le laisser croire. Il ne s’agit pas non plus d’une grille de lecture pré-établie, à travers laquelle le texte glisserait pour ne laisser transparaître que quelques éléments et ainsi servir tout de go une interprétation fantaisiste. La psychanalyse joue plutôt le rôle d’un outil donnant au texte un abord original, un éclairage nouveau. Le créateur de cet instrument novateur, Sigmund Freud, établit à partir de 1923 une correspondance avec Romain Rolland (Prix Nobel de littérature en 1916). Romain Rolland est un idéaliste, un théoricien de l’amour universel, très porté sur les utopies politiques et religieuses, alors que Freud – comme il l’écrit lui-même dans une lettre à son ami – considère qu’il a « passé une très grande partie de sa vie à travailler à la destruction de ses propres illusions et de celles de l’humanité » (1). Freud affirme également : « La mystique m’est aussi fermée que la musique » (2). C’est pourtant une évidente curiosité pour le monde de la mystique qui l’amène à débuter son échange épistolaire avec Romain Rolland. C’est la raison pour laquelle il nous a paru intéressant de mettre en relation l’œuvre de Fray Luis de León, ce « doux » poète de la seconde moitié du XVIème siècle espagnol, avec les travaux de la psychanalyse moderne. A partir de la cosmovision idiosyncrasique de Fray Luis de León, nous tenterons de mettre en évidence en quoi la problématique luisienne (3) se démarque de la mystique traditionnelle. Puis nous proposerons une ébauche d’analyse des enjeux de la poésie léonienne³, impliquant la personnalité la plus profonde du poète dans son œuvre.

 

Concentrons tout d’abord notre attention sur la cosmovision de Fray Luis de León. Si le monde occidental est divisé entre les deux cosmovisions dichotomiques originelles, à savoir celle d’Aristote d’une part et celle de Platon et Saint Augustin d’autre part (4), celui que l’on a coutume d’appeler le « Cygne du Tormes » semble lui s’engager dans une voie intermédiaire, ambiguë certes mais tendant à embrasser l’ensemble des conceptions possibles de l’humanité édictées à l’époque. Le philosophe allemand du XXème siècle Hans Blumenberg va plus loin en décrivant, chez Aristote, une inutilité de la réflexion sur Dieu et une préférence pour le monde physique qui, lui, se livre à nous (5) . Cette volonté luisienne de rechercher un juste milieu, une acceptation des deux cosmovisions dichotomiques originelles pourrait-elle se résumer à un simple besoin d’équilibre ? Le rejet total de l’une ou de l’autre, en cédant à la tentation du refoulement (6) - cet « interdit inoubliable » -, aurait pu dans ce cas servir de béquille inconsciente à l’équilibre conscient du poète. La différence majeure entre un refoulement qui n’a jamais eu lieu et la prise en compte de l’ensemble des cosmovisions réside peut-être plus simplement dans une recherche de tension psychique minimale, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Freud comparait la mystique à un désir de retour à la quiétude utérine, comme pour rétablir l’être dans un monde sans tension aucune et dans une atmosphère où rien ne peut plus arriver. Si dans la mystique dite traditionnelle, comme chez Sainte Thérèse d’Ávila(7) et Saint Jean de la Croix (8) l’on retrouve un détachement total du monde physique pour s’unir au divin, on ne peut décrire la même démarche chez Fray Luis de León. Pour les  mystiques, l’envol vers le monde divin et la communion avec Dieu doivent conduire à un rejet total du monde terrestre. Pour l’illustre salmantin, l’homme doit au contraire atteindre le divin à travers le monde sensible. L’acceptation de l’ambivalence de l’humain, déchiré entre un monde matériel et la sphère de la réalité et des idées pures, constitue le seul positionnement valable aux yeux du poète. La question qui se pose alors reste celle de l’interprétation de la divergence entre la mystique traditionnelle et la conception léonienne.

 

Les descriptions réalisées par les mystiques de leurs extases reflètent une ascension au point culminant du plaisir ou comme le décrit Romain Rolland dans sa correspondance avec Freud : « une expansion illimitée, positive, consciente d’elle-même accompagnée d’un bien-être souverain » (9) . La soudaineté, le dépaysement radical et la sensation d’être soustrait au cours normal du temps, cette certitude d’être entré en communion avec un Réel divin d’ordinaire caché provoquent une joie surabondante, une sérénité et un émerveillement sans pareil chez le sujet. En revanche, si les structures de la plupart des poèmes de Fray Luis de León imitent un schéma ascensionnel (10) , il n’est nullement question de l’accession à un plaisir ultime.  Pour Freud, l’extase mystique réelle correspond à un sentiment « d’essence régressive » (11) , assimilé à une recherche de consolation. Le sujet s’imagine que lui-même et le monde – représenté par l’entité céleste – ne font qu’un, afin de se persuader que le monde qui l’entoure ne saurait représenter une menace. Pour Fray Luis de León , il est impossible d’atteindre le bonheur infini et par conséquent le plaisir absolu sur terre. On retrouve donc une nouvelle fois chez lui ce besoin de tendre vers le degré d’excitation minimal en établissant le postulat de l’impossibilité d’accéder ici-bas au plaisir véritable. Cette conviction du poète ressemble à de nombreux points de vue à la notion de « pulsion de mort » (12) .  Ce néologisme créé par Freud en 1920, en soi paradoxal puisque la notion de pulsion semble impliquer un mouvement vital de satisfaction, désigne un principe de déliaison actif dans la psyché et s’exprimant par un « au-delà du principe de plaisir » (13) . C’est là peut-être la notion la plus révolutionnaire de Freud, dans la mesure où il place une force mortifère au principe même du désir humain. Cela ne fait pas pour autant de la mort le but de la vie chez Fray Luis de León. Il semble plutôt que cette quête de la tension psychique minimale désigne une force très présente en lui et signale une tendance à maintenir l’excitation au plus bas, cette dernière conduisant au déplaisir par le plaisir coupable qu’elle engendre.

 

Si l’atteinte de l’extase mystique, du plaisir absolu, considérée comme n’appartenant qu’au monde divin, est impossible sur terre, il semble légitime de se demander alors quel est l’objet de la volition du poète.

 

Nous pouvons penser, à juste titre, que l’isolement évoqué à de nombreuses reprises dans l’œuvre poétique de Fray Luis de León – l’exemple le plus parlant étant la canción de lavida solitaria (14) - a pour but le rapprochement du divin, à défaut de pouvoir l’atteindre. Mais, la recherche de Dieu trahit plus ici un caractère singulier, comme une quête de protection, de conseils : Fray Luis de León ne parle-t-il pas lui-même d’une recherche du souffle divin qui lui dicterait ses mots, ses actes et orienterait ses gestes ? (15) Le poète ne serait ainsi que le simple interprète de la parole divine. La recherche de ce Dieu constituerait dans ce sens une quête de l’idéal du moi. Lors de son procès, qui le conduira -comme nous le savons- à l’emprisonnement de 1572 à 1576, Fray Luis de León évoque son père, à la suite du témoignage à charge de l’un de ses propres neveux. Ce dernier déclare que Fray Luis de León déshonorerait son père par l’attitude qu’il adopte au jour de son procès. Le poète augustinien aborde alors le sujet de la figure paternelle en débordant largement de la réponse qui eût semblé nécessaire.

 

Il parle d’un père bon, généreux, lui prodiguant très souvent de nombreux conseils et représentant pour lui un modèle à suivre par l’amour qu’il a su porter à son fils (16) . Nous relèverons ici le parallélisme entre l’image du père et celle de Dieu chez Fray Luis de León. Ce dernier évoque également, lors de ce même procès, le manque dû à l’absence de son père qui l’aurait sans nul doute conseillé au mieux dans les moments difficiles de son existence. Il renouvellera quelques années plus tard ses propos sur l’absence du père lorsqu’il abordera ses années d’emprisonnement. L’identification de Dieu au père semble donc entière chez Fray Luis de León. Freud avait défini l’identification au père comme le processus par lequel un sujet adopte comme étant le sien un attribut appartenant à un autre sujet. Cette opération a pris une importance croissante dans son œuvre au point de devenir l’opération par laquelle le sujet se constitue lui-même. L’image que se fait Fray Luis de León de Dieu constituerait donc en réalité la dimension archaïque manifestant la présence parentale originelle. Cette représentation permettrait ainsi d’assurer la suppléance  de la figure paternelle et de commémorer la nostalgie parentale. Ce processus psychique, désigné par Jung par le terme « d’imago » (17) en référence au roman éponyme de Carl Spitteler (1903), représente chez Freud une image construite à partir des premiers objets de l’histoire du sujet, en sa dimension d’idéalisation et d’identification (18) . De l’identification du père à Dieu résulte la précipitation du « je-léonien » dans une forme primordiale au travers de laquelle le sujet tend vers le « je-idéal », comme « socle des identifications secondaires » selon l’expression de Jacques Lacan (19) , représentant ainsi le fondement, le noyau de l’idéal du moi. Cette quête constante de la figure paternelle apporte donc une explication intéressante quant à l’absence de volonté d’atteindre à tout prix  l’extase mystique et justifie le caractère de contemplatif lyrique aux simples accents mystiques de Fray Luis de León.

 

Le désir d’accéder au divin, à la sphère des idées pures en partant du monde  physique, vu comme une création divine, repose chez Fray Luis de León sur son besoin de rapprochement de Dieu sans recherche de plaisir, celui-ci ainsi que l’union au Créateur et donc au père étant considérés comme hors d’atteinte de l’humain, prisonnier de son corps.  La poésie du « Cygne du Tormes » ne constitue donc nullement une œuvre purement mystique ni même une œuvre se démarquant légèrement de la mystique traditionnelle. Elle représente en réalité le désir ardent du poète de dépasser une alternance de refus crispés et d’approbations bruyantes, en acceptant l’Homme et le milieu dans lequel il évolue tels qu’ils sont et en prenant conscience des limites de la vie humaine plutôt que de vouloir les transcender au risque de se blesser. Si la psychanalyse permet d’aborder de façon totale le moi du poète, en donnant accès non seulement à ce que l’auteur veut laisser entendre mais aussi à la vie inconsciente de laquelle jaillit le texte, elle ne dénature en rien la portée et la beauté de la pensée de l’illustre salmantin. « Le psychanalyste ne promet rien, la psychanalyse permet » (20)  : elle n’est qu’un instrument de la raison critique pouvant permettre la découverte dans les textes de faits et de relations dont la responsabilité inconsciente de l’écrivain serait la source, l’accès de l’Homme à la Réalité de l’être.

 

Frédéric ALLARD (Université Blaise Pascal – Clermont II)

 

(1) Michel HULIN, La mystique sauvage, P.U.F., Paris, 1993.

 

(2)Michel HULIN, ibid.

 

(3) Les qualificatifs « luisien(ne) » ou « léonien(ne), formés à partir de « Luis de León », sont utilisés à l’imitation de nombreux chercheurs parmi lesquels P. ROUSSELOT, A. GUY, J. KRYNEN, R.W. JOSEPH-AUGUSTE.

 

(4) Très schématiquement et pour rappel, Aristote définit le monde physique comme étant la réalité. Saint Augustin envisage quant à lui l’accès la Réalité des choses, au-delà du monde physique, par la seule réflexion ontologique.

 

(5) Hans BLUMENBERG, La raison du mythe, Gallimard, Paris, 2005.

 

(6) « Le terme, employé déjà avant Freud (Herbart, Griesinger) est redéfini par la métapsychologie comme l’action psychique par laquelle le représentant pulsionnel, sous l’effet d’une censure liée à un interdit, est maintenu à distance de la conscience – à ce titre opérateur majeur du conflit psychosexuel. […] Au-delà de son usage galvaudé, le terme psychanalytique de refoulement constitue une révolution considérable : il signifie qu’au cœur même du sujet, œuvre une conflictualité liée à un objet interdit et à l’objet de l’interdit – littéralement « inoubliable ». » Paul-Laurent ASSOUN, Le vocabulaire de Freud, Ellipses, 2002.

 

(7) Santa Teresa DE ÁVILA, Poesías y exclamaciones, Ediciones 29, Barcelona, 1990.

 

(8) San Juan DE LA CRUZ, San Juan de la Cruz : poesía, Cátedra, Madrid, 1989.

 

(9) Michel HULIN, op.cit.

 

(10) Comme dans le poème A Francisco Salinas, Fray Luis De LEÓN, Poesíascompletas, Ricardo Senabre, 1997.

 

(11) Michel HULIN, op. cit.

 

(12) Sigmund FREUD, Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, 1921.

 

(13) Sigmund FREUD, ibid.

 

(14) Fray Luis DE  LEÓN, op. cit.

 

(15) Rolland JOSEPH-AUGUSTE, Les soucres philosophiques de Fray Luis deLeón, Thèse de Doctorat de 3ème cycle, Université de Toulouse Le Mirail, 1983.

 

(16) José JIMÉNEZ LOZANO, Fray Luis de León, Omega, 2001.

 

(17) Carl-Gustav JUNG, Métamorphoses et symboles de la libido, Montaigne, Paris, 1931.

 

(18) Sigmund FREUD, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Payot, Paris, 1948.

 

(19) Jacques LACAN, L’identification, Séminaire, 1961-1962, édition hors commerce, lisible à la Bibliothèque Nationale de France sous le n° L1.9 M3 34 et le n° 4-R-16853 (1961-1962, 1, 2).

 

(20) Devise de la Société Psychanalyse en mouvement (www.psychanalyse-en-mouvement.net)







Communication du colloque de la "Société des Langues Néo-Latines" qui a eu lieu à la Sorbonne (amphithéâtre Louis Liard) le samedi 19 novembre 2005.


Il s'agit d'une ébauche d'éclairage psychanalytique sur un auteur espagnol du XVIème siècle.



La "Société des Langues Néo-Latines" est une société savante regroupant les professeurs spécialistes de langues vivantes romanes du second degré et du supérieur. Qui travaillent pour la défense des langues vivantes romanes, pour la recherche pédagogique et scientifique dans ces disciplines.






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26/11/2005
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