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Abandon ... sentiment d'abandon ?
Des maux et des mots, source et ressources
Quelques considérations sur le sentiment d’abandon ses sources ses expressions ses transmissions…
De Moïse au Petit Poucet en passant par Blanche Neige et Œdipe, il n’y a pas deux histoires d’abandon qui se ressemblent, et si l’on ne peut parler « d’abandon réussi », peut-on concevoir qu’un acte dénoncé ou ressenti comme cruel puisse s’ouvrir, par la suite, sur une histoire heureuse, sans condamner au malheur celui qui en est la victime ni vouer aux gémonies celui qui en serait l’auteur ? Scellant une séparation réelle ou symbolique, l’abandon peut-il s’avérer source d’évolution, pourquoi pas d’épanouissement ?
Abandon et sentiment d’abandon
Si toi aussi tu m’abandonnes… » fredonne la chanson pour illustrer le sentiment cruel qu’éprouve le Shérif Kane (interprété par Gary Cooper) dans Le Train sifflera trois fois [1], après avoir été lâché par le juge, le pasteur, la tenancière du saloon et maintenant sa propre femme (sous les traits de la désirable Grace Kelly). Il est, il reste, il se sent seul. Seul contre les bandits résolus à le tuer, mais aussi seul dorénavant parmi ceux qui lui étaient attachés, qui l’ont lâché et qu’il va cependant délivrer.
Cette solitude, lorsqu’elle est mal vécue, c’est-à-dire subie comme une injustice ou accompagnée d’une sensation de trahison, semble bien caractériser le sentiment d’abandon. Qu’il se manifeste dans une situation qui suffise à le justifier ou dans une autre qui l’induit sans pour autant l’expliquer ; qu’il soit compréhensible ou insupportable pour celui qui le vit ou pour celui qui le constate.
L’abandon, anciennement « à bandon », trouve son origine dans la langue germanique et signifie littéralement « au pouvoir de ». Le verbe abandonner qui en découle signifiant l’action de quitter… de cesser de s’occuper… de livrer au pouvoir de… Il en irait pour la personne qui éprouve éloignement, séparation ou opposition comme de l’abandon de ne pouvoir supporter d’être différenciée de l’autre sans se sentir désespérément livrée à soi-même ou à on ne sait quelles forces du mal. Sans raison d’être si ce n’est celle de reconquérir, par tous les moyens, le cœur, la présence de celui qui la quitte.
Expression d’une souffrance dans la relation à l’autre, le sentiment d’abandon se traduit par toutes sortes de manifestations, repli sur soi, dépression, exil, pleurs, conduites d’anxiété, agressivité, auto-mutilation. Et s’accompagne souvent de sentiments corollaires tels celui d’injustice, d’impuissance ou d’insécurité… Et parfois leur contraire. Il prend sa dimension dans l’intime. Dans l’histoire de la personne. Génère parfois de la violence – colère, révolte, défi provoquant - et à l’opposé, retraite, soumission, paralysie. L’un ou l’autre, en général dans la démesure. Difficile à porter sur la place publique, il doit être pensé et appréhendé à cœur ouvert.
Si l’on se réfère à l’histoire du Petit Poucet, l’abandon évoque des parents indigents, sans pitié, qui se séparent de leurs enfants, faute d’avoir les moyens financiers de s’en occuper. Mais aussi une issue heureuse. Petit dernier délicat et souffre douleur d’une famille nombreuse qui lui laisse peu de place, le Petit Poucet, tire parti de tout et même de sa petite taille, pourtant sujette à moqueries. Et lorsque père et mère « résolurent de se défaire de leurs enfants », pas une seconde il ne se lamente sur son sort, contrairement à ses frères et sœurs qui se « mirent à pleurer » dès qu’ils se virent seuls. À la relecture du conte, on s’aperçoit combien ce petit garçon fait preuve d’ingéniosité, de courage, d’une capacité d’anticipation remarquable, pour surmonter les épreuves. Autrement dit, combien la séparation lui sert, en dépit des conditions pénibles dans lesquelles elle se produit, à gagner en autonomie. C’est cet accomplissement de soi qui capte notre attention et efface presque la cruauté initiale.
Ce conte suggère à ceux que leurs parents oublieraient de rejaillir en faisant appel à l’invention, à l’imagination, c’est-à-dire à leurs forces créatrices. Et propose de s’emparer des difficultés de la vie comme d’une occasion de s’ouvrir à seconde naissance. De devenir auteur de soi-même et responsable, plutôt que de s’accepter condamné à l’impuissance, résigné au martyr, sans moyens de réagir sitôt que l’on se sent délaissé. D’une façon symbolique, cette séparation brutale, qui en tous points mettrait en évidence l’indignité des parents, s’avèrerait souhaitable si ce n’est essentielle, pour rompre (de part et d’autres) avec les liens de dépendances infantiles. On peut voir dans ce conte une métaphore de la nécessité de marquer la distance entre parents et enfants et d’encourager ceux-ci à l’éloignement.
Face à cette histoire, celle de « Tanguy » dans le film éponyme d’Étienne Chatillez, n’est guère plus enviable. L’enfant comblé, qui ne s’est jamais senti abandonné, refuserait la nécessité de la séparation.
Du sentiment d’abandon
Le ressort de certains enfants frappés, dans des circonstances réellement tragiques, par un abandon réel m’a souvent éblouie. Quand la mort par exemple s’immisce soudain dans leur vie pour supprimer un de leurs parents. Parfois les deux. Leur capacité à rebondir est surprenante. Tels des adultes pour qui la perte de leur parent entre dans l’ordre des choses, ils évoluent de façon positive dans le réel.Parvenant à relever plutôt bien les défis qu’ils se lancent. Pudeur, détermination, aspiration à la libération quand la maladie grave a précédé la mort, caractérisent leur comportement. Il leur faut aller vers l’avenir, vers de nouvelles expériences. Oublier un passé qui les a pris en traître, ne pas laisser prise à l’infinie tristesse. Leur décence fut plus d’une fois une véritable de leçon de vie que je tirai à leur contact. Nécessité fait loi. En contrepoint, l’intensité du sentiment d’abandon qu’éprouvent d’autres enfants lors de l’apparition d’un petit frère ou d’une petite sœur peut étonner. Faut-il entendre qu’au plus l’acte qui condamne à une solitude à laquelle on n’aspire pas est cruel, au moins on a le temps de pleurer sur soi ? Sans pousser aussi loin, on peut penser que lorsque l’exigence de survie en appelle à l’urgence, elle ne permet pas de se retourner en arrière (si l’on choisit la vie). Implacable leçon.
La souffrance de ceux que la solitude torture ne peut cependant être mise en doute. La logique de l’inconscient n’est pas la logique (de l’)ordinaire. Aussi dérisoires que certaines paraissent au premier abord, il n’est de peurs fortuites. Elles font échos, en général à des expériences de la toute petite enfance qui n’ont pas été re-pensées. Que ces dernières aient été vécues directement par ceux qui en expriment les séquelles, ou indirectement, et en ce cas transmises, comme un mandat familial, à travers sensations et émotions, dans l’étroite communion de la dyade maman bébé. Le sentiment d’abandon reste lié en général à une expérience douloureuse dont on n’a pas fait le deuil et dont le souvenir persévère en sourdine. Ou à une expérience refoulée qui pousse à ne pas parler de soi mais à s’apitoyer sur le sort des autres et à projeter sur lui des états d’âme que l’on n’ose exprimer (pour soi). Quand ce sentiment ne répond pas à un acte (à-priori) repérable, on s’aperçoit qu’il est conditionné par des attitudes, des émotions, des comportements parentaux, familiaux, structurels, imperceptibles, de l’ordre de l’impensé familial.
L’abandon réel ou ressenti peut s’imprimer de façons différentes chez l’un ou chez l’autre, et invite chacun à des réponses singulières. Il peut être, il devrait pouvoir être, source d’invention et occasion de maturation.
Chez certaines personnes particulièrement vulnérables, le sentiment d’abandon s’impose tel un véritable handicap. Vécu comme une torture, il se répercute de l’imaginaire sur le réel à travers des conduites d’échecs ou des difficultés : scolaires, pour un enfant, professionnelles, pour un adulte, affectives et passionnelles chez l’un comme chez l’autre. Cauchemars, refus inexplicables d’accomplir ce qui dans un temps précédent était source de défis heureux,et tout autre signe de détresse,en sont l’expression courante.
À considérer son destin extraordinaire, Moïse semblerait ne pas avoir trop souffert d’avoir été retiré à sa mère, lorsqu’elle fut obligée de se séparer de lui, il est vrai… pour lui éviter la mort [2]. Par ailleurs on peut se demander si Œdipe n’a pas moins pâti d’avoir été « exposé » [3] par Laïos que d’avoir été condamné par celui-ci et élevé, une fois recueilli, dans l’ignorance de cet abandon ?
Ainsi plus que dans l’événement qui l’a déclenché, l’abandon prendrait son sens dans le sentiment qu’il imprime et diffuse à celui qui s’en ressent l’objet. Et l’intensité, la portée dramatique et l’inscription dans le réel de ce sentiment ne seraient pas relatives à la férocité apparente de l’acte qui l’induit, mais déterminées par le contexte historique familial, générationnel et émotionnel. Par le sens de l’histoire qu’il transmet au sujet. Et les réponses singulières que celui-ci imagine.
De la transmission du sentiment d’abandon
Un sentiment d’être réduit à la solitude peut survenir et manifester son emprise chez un enfant dont la mère est happée par la disparition d’un être cher ou bien chez celui dont la mère vient de mettre au monde un nouveau bébé. L’enfant, dont la mère est aspirée par la mort, se sentira tiré vers le fond, de façon forcément douloureuse. Détermination et inventivité lui seront nécessaires pour résister à l’appel du vide que représentent les « absences » réelles ou symboliques de la mère. Tandis que pour l’autre, celui qui a l’impression de perdre sa mère parce qu’il ne l’a plus pour lui tout seul, et qui craint que « le nouveau bébé n’efface l’ancien », l’absence de la mère pourra être acceptée comme une invitation à grandir. Une occasion de s’accomplir, en tant qu’être humain et non plus seulement comme « le bébé de maman ». Si des conditions aussi favorables que possible sont réunies, l’enfant trouvera l’énergie de se surpasser et donc de renoncer aux avantages liés à l’état de bébé pour conquérir ceux de l’aîné. Il cèdera un ancien statut pour l’accorder au nouveau né et en acquérir un plus valorisant, sur la voie de la maturité.
Dans l’un et l’autre cas, la traduction du sentiment qui accompagne la défection maternelle s’inscrira de façon plus ou moins douloureuse. L’un, passage sans trace traumatique, est une occasion d’advenir à soi-même, de se différencier, de se découvrir seul, de s’émanciper, et donc source de fierté heureusement narcissisante. Il offre l’occasion, sauf configuration familiale problématique, de se développer en s’affirmant sujet (autre). Autre que maman, autre que bébé. Passage obligatoire, il engage à grandir. À aller dans le sens de la vie.
Le second, plus éprouvant en son essence, pourra plonger l’enfant dans la dépression (maternelle) ou le désarroi. Soumission ou révolte, pour supporter l’insupportable, l’enfant invente, à défaut de savoir faire autrement, toutes sortes de « programmes de survie » : repli anorexique, appel à la fusion… mutisme, insomnie, ou tendance à l’hyperactivité comme s’il fallait se faire entendre à tout prix, se prouver que l’on existe, ne pas se laisser oublier… Il peut encore « se blinder » et devenir « méchant » pour résister à ce qu’il ressent comme une agression (mortifère) ou une dépossession de lui-même. Mouvements de colère, obstination, manifestations d’amour ou de haine démesurées, et toute autre conduite excessive, viennent combattre le sentiment de mort que lui communique de corps à corps, de sensibilité à sensibilité, au-delà des mots, sa mère par ses « absences ».
Ainsi, une mère, emportée par la mort ou le souvenir d’un être cher (signifiant), « abandonnerait-elle son enfant » en quelque sorte à lui-même, même si elle est physiquement présente. Laissant germer en lui l’impression qu’il est tombé dans l’oubli, livré à tous les vents, sans protections à l’intérieur desquelles se construire, sans contenance. Il peut se sentir démuni, quantité négligeable, quand sa mère ne sait plus s’occuper de lui. Ni le voir, ni l’entendre, ni répondre aux sollicitations propres à son jeune âge, alors qu’il a encore besoin d’elle, tel d’un ressort essentiel, en tant que racines où puiser l’indispensable énergie pour parvenir à maturité et se détacher d’elle. La mère, sans le vouloir, vit à côté de lui, mais pense, rêve, comme s’il n’était pas là, ou comme s’il n’était pas lui, mais cet autre qui peuple ses rêves, qui l’empêche de les vivre. De façon plus générale, toute mère dépressive, aspirée dans un « ailleurs », quelle qu’en soit la raison, risque fort de communiquer à son enfant un sentiment d’abandon, dès qu’elle ne sait plus répondre à ses besoins vitaux s’il n’a pas acquis l’autonomie nécessaire pour les satisfaire lui-même. L’enfant peut alors se sentir la proie de forces destructrices d’autant plus menaçantes qu’elles seront diffuses, indicibles, innommées, innommables. Torpeur ou surexcitation traduiront sa volonté d’y échapper, il est important de ne pas les lui renvoyer comme une expression négative, quand bien même elles seraient pénibles à supporter.
Le sentiment d’abandon refoulé agit comme une emprise.
Le souvenir d’un abandon mal vécu, non surmonté ou trop vite refoulé dans la petite enfance, a des répercussions dans l’âge adulte. Il peut amener à une dépendance extrême et infantilisante et inviter à se livrer toutes sortes de concessions dévalorisantes, sous la contrainte des menaces intériorisées que fait subir l’angoisse. À l’inverse, il peut inciter l’être, (au niveau de l’inconscient), à ne pas s’engager, aussi longtemps qu’il est sous l’emprise de la peur de revivre ce drame « impensé ». Ne voulant dépendre de personne, il évitera bien sûr l’abandon mais aussi toute relation à l’autre.
Il peut encore, par esprit de défense, encourager des conduites d’engagement excessif, telle la surprotection maternelle. Ainsi une maman prise par les affres de l’abandon réel dont, petite fille, elle aura été « l’objet », soumise à la crainte de reproduire le malheur, et qui choisit de ne jamais se séparer de son « tout petit », risque fort d’être là sans être là pour lui. Dans les bras d’une mère, physiquement présente, toute à lui mais absorbée par son ancien malheur, l’enfant perçoit, qu’en dépit des apparences, sa mère n’est pas disponible, en tant que mère, pour le sous-tenir. Ni pour lui. Ni avec lui. Comme si elle redevenait l’enfant qu’il ne peut alors être, il se sent abandonné en tant que tel. Il peut traduire son manque en tentant d’attirer l’attention maternelle par des moyens plus ou moins heureux. Des pleurs au mutisme. Du pipi au lit aux câlins incessants. Du sourire à la chute, qu’elle soit physique ou scolaire. Elle ne saura ni ne pourra lui répondre. En effet, paradoxalement, tout en étant incapable de se séparer de lui, elle ne sera plus avec lui. Et au pire, se ressentira alors elle-même « abandonnée » par son enfant qui cesse d’être l’enfant idéal. Le lien se renforce sous le sceau du sentiment (indicible) d’abandon partagé et nuit à la séparation. Ainsi, plus tard, l’enfant, pourtant choyé,en fait voir de toutes les couleurs à ses parents, comme pour être sûr d’entretenir un lien avec eux. De ne pas les perdre. On peut se demander s’il ne souffre pas à la place de sa mère. Inquiétant son entourage par « ses crises » pour amener la famille à réfléchir au problème de l’abandon. À considérer ce dont les répercussions se font entendre, au quotidien, derrière l’hyper anxiété maternelle qui sous-tend une ambition compensatoire et des exigences excessives envers l’enfant.
Seul un très fort idéal du moi permettrait de ne pas se laisser engloutir lorsque plus personne n’est là pour répondre aux besoins véritables, et d’échapper sans séquelles graves à de véritables situations d’abandon.
L’abandon en héritage
La plupart du temps, intervient dans les réactions du sujet, l’expression de sa constellation familiale ou généalogique porteuse de souvenirs ou de traces mnésiques dont on il serait le dépositaire de passage. Une difficulté à se séparer, sans aussitôt être saisi d’un sentiment de perte de substance, viendrait raviver à sa source un conflit ou un drame antique. Comme si celui qui en est animé avait reçu pour mandat de le résoudre, et d’ouvrir de nouveau la voie à d’autres possibles que la dépendance et… l’impossible désir. Il est rare en effet qu’un sentiment, qu’apparemment rien ne justifie, ne trouve sa légitimité dans un souvenir réel ou une histoire de transmission familiale. Que le silence, l’étouffement, le refoulement auront alourdis et dramatisés.
Une mère élevée dans l’insécurité communiquera probablement ses sensations diffuses dévitalisantes à son jeune enfant. Son désir d’être mère ne suffira pas à lui donner la capacité de le devenir. Surtout si le père n’est pas là pour prendre le relais et conforter l’enfant dans sa réalité présente. La charge émotionnelle est trop forte pour l’enfant, elle le ravit à lui-même, ne se sentant plus soutenu, il se vit abandonné.
Le sentiment d’abandon fait partie de ceux qui s’enracinent au fil du temps, aussi longtemps qu’ils n’auront pas été éclaircis, parlés, repensés. Aussi longtemps que celui qui en est la « victime », le sujet, la courroie de transmission, ne s’en est pas libéré. Réactualisé à l’occasion d’un mot ou d’un événement anodin, il ranime une sensation que l’on aura connue lors d’un événement angoissant. Ou dont on aura « hérité » en quelque sorte dans un contact de proximité. Les interprétations d’événements présents se font à la lumière du passé. Aussi ridicule que cela paraisse, il arrive que des faits bénins perturbent fortement : le corps soudain s’emplit de détresse comme d’une peur étrangère qui fait … corps avec nous. Que ce soit le retard d’un conjoint, le départ d’un enfant, une mère qui oublie notre anniversaire ou notre amoureux la Saint Valentin. Notre « vision » influencée par la mémoire d’un traumatisme réel, qui nous aura plongés dans le noir de l’oubli et qui se réactive, justifie notre perception négative et nous complaît dans le désespoir. À défaut de savoir faire autrement, on finit par se persuader de notre abandon. Une mère confiée jadis à une nourrice ingrate en gardera une empreinte inconsciente qui se manifestera comme à son insu par des répercussions inattendues dans ses relations. Craintes, appréhension, désarroi, vertiges suscités en leur temps sont re(s)-suscités. L’expérience se rejoue, provoquant un état de tension disproportionné face à ce qui l’a déclenchée, mais bien réel et qui se transmet de sensibilité à sensibilité.
Cette émotion incontrôlable, influe sur nos perceptions au point de nous faire croire (non à notre esprit conscient par le biais de l’intellect mais à notre psychisme par le biais de la mémoire sensible) à notre épuisement, à notre condamnation, à notre désespérance, à … Quand c’est notre façon de ressentir qui communique une sensation de trahison, de perte de forces et d’identité confisquée.
Paradis perdu
Le sentiment d’abandon peut-être aussi l’expression d’un désir lié à la nostalgie d’un paradis perdu. Souvenir d’une union narcissique (idéalisée et idéalisante) que le sujet a formée dans sa toute petite enfance avec sa mère, toute relation devient fusionnelle, aspire à l’être ou tend à s’imposer comme telle. La séparation est invivable, si ce n’est au prix de tiraillements insensés, de cris, de crises, d’appels qu’aucune réponse ne viendrait jamais satisfaire. En écho à ce passé-image d’une union idéale dont on se refuse (dont on ne parvient) à faire le sacrifice. Comme si l’autre faisait partie de soi-même. Ou n’existait que pour « soi m’aime ». Mais s’aime-t-on ? Aime-t-on ? lorsque l’on ne supporte pas que l’autre s’éloigne et lorsqu’on lui rend l’éloignement insupportable ? Qu’il soit lié à un décès, au départ soudain d’une nourrice ou à un sentiment diffus, lorsque le désespoir perdure et plonge dans la mélancolie [4], il est préférable d’aider, l’enfant réel ou celui qui reste en soi, à assimiler la « réalité pour soi » de ce qui l’a engendré, à la digérer, à la transformer, en faire une source d’évolution, car passage obligé, contre lequel on ne peut rien, si ce n’est contre soi.
Souvent le sentiment d’abandon qui s’empare de nous s’accompagne d’une jouissance qui ne s’avouera pas comme telle dans la répétition ou dans l’idéalisation. C’est là qu’intervient la nécessité d’une appui extérieur, thérapeutique ou amical, qui exhorte à renoncer à l’illusion d’obtenir ce que l’on n’a pas obtenu. À ne plus se réfugier derrière l’aveuglement dans un passé idéal qui n’aura plus cours. À convertir notre histoire pour la reconstruire sans plus se rattacher à la cause pour justifier un malheur mais approcher celui-ci pour dénouer les tensions, décomposer l’image que l’on a de « soi m’aime ». Perdrepeut-être quelques illusions, mais recouvrir des forces et s’ouvrir à d’autres horizons. Une autre illusion ? Peut-être. Mais en ce cas illusion créatrice, dégagée de l’emprise d’un passé intériorisé qui agite chaque relation de toutes sortes de sensations de l’ordre de l’indicible. Il faut apprendre à accepter sa partie souffrante, à la nommer, à la reconnaître, à ne plus en avoir honte, à l’appréhender, la comprendre, la réinscrire dans son histoire au présent, en d’autres termes. Un travail sur soi permet de reconquérir autonomie et indépendance psychique dont la jouissance pour le coup est porteuse de vie, d’espoir, de lendemains. Mais quel que soit le fait qui préfigure à ce sentiment, il est important d’aborder sa complexité dramatique. Afin que l’impression de ne pas exister en tant que sujet ne soit pas confirmée, mais démentie par la vie
Un bon accompagnement parental peut suffire à aider l’enfant à résoudre, avant qu’il ne s’enkyste, le dilemme qui le pousse à ne pas supporter l’éloignement de sa mère quand il aspire pourtant à «être comme les grands ». Et donc à en être séparé sans céder à la peur de « tomber dans l’oubli ».
Bien sûr, la venue d’un nouveau membre dans une famille introduit une rupture dans le mode de fonctionnement habituel. Bien sûr la séparation avec un être chéri ou prisé ne laisse pas indifférent. Et le remaniement qu’elles génèrent n’est pas facile à « digérer ». Mais elles peuvent aussi, devraient aussi, devenir source d’ouverture, de découverte, de passage évolutif.. Et pourquoi pas de richesses ?
Comme essaie de se le dire Anny Duperey [5], dont les deux parents sont morts ensemble quand elle avait huit ans, il faut parvenir à faire son deuil, même si l’on n’y consent pas si facilement. Le plus difficile restant de renoncer à la tristesse, à l’émotion, à la nostalgie qui sont le corollaire d’un événement qui nous aura marqués, émus, rendus tristes. Quand le chagrin, la colère, après l’indifférence ont un petit goût qui nous permet de rester en lien avec l’objet de notre tourment. Il faut passer par cette épreuve de longue haleine mais combien libératrice pour se désengager d’une relation ancienne. Et de l’image idéalisée du leader, de la mère, ou du couple parental, afin qu’elle ne nous « squatte » pas intérieurement. Ni ne nous tire en arrière, en contrariant toute avancée positive vers de nouvelles relations, contemporaines, adaptée à la présente réalité.
C’est ainsi que promesses de fidélité, contrats, engagements, sont parfois bien aliénants et peuvent agir comme des intimations culpabilisantes à la solitude qui interdisent d’aller vers l’autre (celui du présent) de peur de trahir … l’autre… idéalisé (celui du passé). Déni colère dépit pardon tristesse reproche acceptation… Un temps de convalescence s’impose pour traverser différentes étapes avant de parvenir à renoncer à un attachement au passé et à la peur d’abandonner… ceux qui nous ont abandonnés !!!
L’abandon n’est pas à interpréter trop vite comme la marque d’un désaveu de l’autre. Mais peut-être plus comme l’expression de l’incapacité de celui qui abandonne. À regarder le Petit Poucet ou Babar, le premier abandonné par des parents vivants mais trop misérables, le second « abandonné » à l’impromptu par une mère bien portante à laquelle un chasseur a porté un coup mortel, on peut penser que parfois l’abandon a du bon. Et imaginer que certains parents, conscients de ne pouvoir s’occuper correctement de leurs enfants, se soupçonnent nocifs pour ceux-ci, et se disent, peut-être avec raison, qu’ils seraient plus heureux dans des mains autres que les leurs. S’ils se respectent peu, ils peuvent néanmoins aimer leurs enfants, tout en se sentant incapables de « bien les aimer ». Ce sera précisément cet amour qui sera le moteur de l’intention parfois trop vite condamnée de vouloir lancer les enfants dans la vie de façon jugée prématurée par le commun, ou de les confier à d’autres, dont on espère qu’ils seront (de toutes façons) de meilleurs parents nourriciers que ceux qu’on (ne) peut (que) être. Et qu’on sait ne pouvoir qu’être… en attendant.
Un événement marquant, aussi cruel soit-il, devrait pouvoir, avec le temps, la distance, être traduit de façon positive . Question de regard, d’assimilation, d’enrichissement par l’expérience. D’histoire personnelle et d’imagination.. De transposition du passif en actif et de conversion d’énergie. Autrement dit de travail. Il ne s’agit pas d’optimisme naïf. Ce qui a été ressenti, et même disons-le subi, est bien réel pour celui qui l’a ressenti. Il ne saurait être question de contester. Corporellement, spirituellement vécue, la souffrance psychique qui l’accompagne peut s’amplifier si un déni s’y oppose. Et la nécessité de cette souffrance s’enraciner pour être prouvée si elle n’est pas reconnue.
Virginie Megglé
2003
[1] De Fred Zinnemann. Titre original High noon.
[2] Pharaon ayant ordonné de détruire tous les fils, Moïse fut dissimulé à sa naissance, puis déposé sur le Nil où il fut recueilli par la fille de Pharaon. Si sa mère, par une heureuse circonstance, put cependant l’allaiter dans l’anonymat, une fois qu’il fut sevré, elle dut le ramener à la fille de Pharaon qui le considéra comme son fils.
[3] Abandonné nourrisson sur le Mont Cithéron, son père lui fit lier les pieds pour qu’il n’échappe pas aux bêtes sauvages.
[4] « (…) Etre mélancolique c’est une tentative extrême de se défendre (…) c’est-à-dire en essayant de contaminer l’autre avec une pulsion de mort meurtrière. (…) Précisément, la mélancolie, ce sont les pulsions de meurtre retournées à l’encontre de l’autre en lui imposant un sentiment de pitié contre lequel il sera très difficile de résister. » Françoise Dolto in : L’enfant du miroir. Françoise Dolto. J.D. Nasio. Petit Bibliothèque Payot.
[5] Voir son livre « Le voile noir », dans lequel elle relate cette épreuve. Ed. Seuil
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