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Derrida, exit...
Voici ce que Jacques Derrida a pu penser et exprimer à propos de la psychanalyse, dans une Adresse aux Etats Généraux
Paru dans:
J. Derrida, États d'âme de la psychanalyse, Adresse aux États Généraux de la Psychanalyse, Paris, 2000, Editions Galilée,
"Ce qui s'est passé, dans l'air du temps philosophique, si je me risque à le caractériser de façon massive et macroscopique, c'est qu'après un moment d'angoisse intimidée, certains philosophes se sont ressaisis. Et aujourd'hui, dans l'air du temps, on commence à faire comme si de rien n'était, comme si rien ne s'était passé, comme si la prise en compte de l'événement de la psychanalyse, d'une logique de l'inconscient, de « concepts inconscients », même, n'était plus de rigueur, n'avait même plus sa place dans quelque chose comme une histoire de la raison : comme si on pouvait continuer tranquillement le bon vieux discours des Lumières, revenir à Kant, rappeler à la responsabilité éthique ou juridique ou politique du sujet en restaurant l'autorité de la conscience, du moi, du cogito réflexif, d'un « Je pense » sans peine et sans paradoxe ; comme si, dans ce moment de restauration philosophique qui est l'air du temps, car ce qui est à l'ordre du jour, à l'ordre moral de l'ordre du jour, c'est une espèce de restauration honteuse et bâclée, comme s'il s'agissait donc de mettre à plat les exigences dites de la raison dans un discours purement communicationnel, informationnel et sans pli ; comme s'il redevenait légitime, enfin, d'accuser d'obscurité ou d'irrationalisme quiconque complique un peu les choses à s'interroger sur la raison de la raison, sur l'histoire du principe de raison ou sur l'événement, peut-être traumatique, que constitue quelque chose comme la psychanalyse dans le
rapport à soi de la raison."
« "psychanalyse" serait le nom de ce qui, sans alibi théologique ou autre, se tournerait vers ce que la cruauté psychique aurait de plus propre. La psychanalyse, pour moi, ce serait l'autre nom du "sans alibi". L'aveu d'un "sans alibi".
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Voici ce qui s'est dit dans la presse, (en partie, mais tout un chacun peut compléter) de Derrida lors de sa disparition dans la nuit de vendredi 8 à samedi 9 octobre 2004
Derrida, la pensée de la différence
Homme engagé, célébré dans le monde entier, le philosophe de la déconstruction est mort dans la nuit de vendredi à samedi à 74 ans.
Par Robert MAGGIORI
lundi 11 octobre 2004 (Liberation - 06:00)
La possibilité de l'impossible : telle est la définition que Martin Heidegger donnait de la mort. La commentant, Derrida en a tiré un jour une autre : «Mourir s'attendre aux frontières de la vérité.» Non pas attendre qu'elles soient atteintes, mais «s'attendre l'un l'autre, l'une l'autre», s'attendre l'un l'autre, là où l'un et l'autre n'arrivent jamais ensemble. «Celui qui attend l'autre, à cette frontière, n'est pas celui qui y arrive le premier ou celle qui s'y rend la première. Pour y attendre l'autre, à ce rendez-vous, il faut y arriver en retard, au contraire, et non en avance.» Un cancer a contraint Jacques Derrida à hâter le pas, dans la nuit de vendredi à samedi. Il était né à El-Biar, près d'Alger, le 15 juillet 1930. Il avait 74 ans.
Une intelligence au service des autres
De la fatigue, de la vieillesse, de la mort, Derrida, dans ses derniers livres, parlait avec une grande sérénité. Il laissait sourdre de lointains souvenirs d'enfant et évoquait quelques scènes d'une «impudique pudeur» le sentiment qu'on éprouve à se trouver nu devant son chat traduisant quelque chose comme la paix. Il lui arrivait de se lever pour aller effleurer le tallith que lui avait donné Moïse, le frère de sa mère : «Un châle de prière que j'aime à toucher plus qu'à voir, à caresser tous les jours, à baiser sans même ouvrir les yeux ou alors même qu'il demeure enveloppé dans un sac de papier où je plonge la main dans la nuit des yeux fermés.»
Intransigeant, susceptible, exigeant, doté d'une inépuisable force de travail, Jacques Derrida était un homme de justice et de bien. Il ne disait jamais «tu es mon ami», mais «je suis ton ami», préférant donner et accueillir à posséder. Il a mis toute son intelligence, son inventivité, sa culture au service des autres, des autres textes, des autres auteurs pour qu'ils puissent «donner» même ce qu'ils ignoraient pouvoir donner.
Peut-être est-il né en 1966, dans une université américaine. Il était déjà, depuis deux ans, assistant à la Sorbonne, avait été admis au CNRS, d'où il avait démissionné aussitôt pour, invité par Jean Hyppolite et Louis Althusser, enseigner à l'Ecole normale supérieure, avait fait sa première conférence au Collège de philosophie (sur Michel Foucault et en présence de celui-ci), publié la traduction et l'introduction de l'Origine de la géométrie de Husserl, écrit maints articles dans Critique ou Tel Quel. Mais, en 1966, quelque chose de nouveau apparaît à Baltimore, à la Johns Hopkins University, qui fait l'effet d'une bombe. Il y a là c'est le début du spectaculaire accueil fait dans les campus aux french philosophers René Girard, Roland Barthes, Jean-Pierre Vernant, Lucien Goldman ou Jacques Lacan. Et un jeune penseur originaire d'Algérie, qui, dans son intervention au colloque, propose une nouvelle façon de lire et d'interpréter les textes. Le nom de cette méthode, le déconstructionnisme, se propage comme le son d'un tam-tam d'une université à l'autre, et provoque partout des discussions houleuses. En quelques jours, Jacques Derrida, dans les départements de sciences humaines et de littérature, des humanities, devient l'enfant terrible de la «philosophie continentale», une sorte de Copernic qui vient de faire faire à la pensée une «révolution épistémologique», coqueluche des théoriciens postmodernes ; et un «mauvais maître», un destructeur, déjà éreinté et poursuivi de lazzi.
En France, l'Université fait barrage
L'année suivante, en France, le «cas» Derrida explose sur le marché éditorial: le philosophe publie coup sur coup De la grammatologie, l'Ecriture et la Différence, la Voix et le Phénomène, trois oeuvres magmatiques, complexes, déroutantes, qui vont accroître exponentiellement tant le nombre de ses détracteurs que celui de ses laudateurs. Le bruit des cocktails Molotov, des chants révolutionnaires et des sirènes de police, à Berkeley, Rome, Berlin ou Paris, recouvre en mai 68 les échos des débats académiques. Mais c'est à cette époque que commence pour Derrida la vie de pigeon voyageur de la philosophie : il est toujours en d'autres cieux, en d'autres langues, en d'autres cultures, fait des conférences partout dans le monde, est appelé comme visiting professor dans la plupart des grandes universités européennes ou américaines. Comme nul n'est prophète en son pays, c'est en France que les résistances sont le plus fortes. Il ne fait pas bon s'avouer «derridien» si on veut faire carrière en faculté ! Et quand on est Derrida lui-même, qu'on a passé sa thèse de doctorat pour pouvoir succéder à Paul Ricoeur, on subit un véritable tir de barrage. Pas plus qu'à Gilles Deleuze ne sera donc accordée à Jacques Derrida, détenteur de dizaines de doctorats honoris causa à l'étranger, une chaire prestigieuse dans l'Université française. Aussi, avec ses principales «bases» à Paris (Ecole pratique des hautes études) ou à Irvine (University of California), l'enseignement de Derrida sera-t-il itinérant, ou «volant» et sans doute n'eût-il pas détesté l'imaginer en milliers de feuilles volantes, disséminées dans le monde entier et insaisissables , et se trouvera dans la forêt exubérante de ses articles, ses livres, ses préfaces, ses séminaires, ses débats, ses conférences.
Une oeuvre foisonnante
Jacques Derrida était le philosophe français le plus connu, l'un des grands du siècle, celui qui a écrit le plus grand nombre de textes et auquel le plus grand nombre d'ouvrages, de commentaires ou de sites Internet sont consacrés. Ce n'est pourtant pas l'étendue infinie de l'oeuvre derridienne qui rend impossible sa circonscription et fait renoncer toute tentative de synthèse. La difficulté ne s'explique pas davantage par son architectonique, qui serait, en l'occurrence, végétale : de fortes racines constituées par la trilogie de 1967, un tronc massif que composent des ouvrages déjà classiques tels que Glas, la Dissémination, Marges De la philosophie, Eperons les Styles de Nietzsche, Du droit à la philosophie, Politiques de l'amitié, Psyché Inventions de l'autre ; et la ramure enchevêtrée des livres-conférences, Artaud le Moma, Apories, Fichus, Archives, Schibboleth et tant d'autres. A dire ce que les textes de Derrida qui, selon le mot de Gilbert Hottois (1), «n'ont ni début (ils sont greffés sur d'autres textes) ni fin (ils sont prétextes à d'autres textes)» «veulent dire», forcément on échoue, car, en un sens, ils ne «veulent rien dire», ou plutôt, disent la «differance» qui échappe, justement, au régime du vouloir dire. Comme Derrida l'écrit dans Positions : «L'écriture à la lettre ne-veut-rien-dire. Non qu'elle soit absurde (...), elle tente de se tenir au point d'essoufflement du vouloir-dire (...), le jeu de la différance qui fait qu'aucun mot, aucun concept, aucun énoncé majeur ne viennent résumer et commander, depuis la présence théologique d'un centre, le mouvement et l'espacement textuel des différences.»
Dans les marges et les contre-allées
Si Derrida est philosophe, au plus haut point, il n'y a pas de «philosophie» de Derrida, et s'il y en avait une, elle ne serait pas formée de «thèses» bien circonscrites que l'on pourrait comparer à celles d'autres philosophes, qui les compléteraient ou les dépasseraient. Sarah Kofman a dit du texte derridien qu'il était un «corps morcelé, atopique, décentré, bousculant sens dessus dessous le logos traditionnel» (2), et Rudy Steinmetz l'a qualifié de «polylogue intertextuel» (3). L'expression est ardue, mais elle dit bien le travail dont a voulu se charger Derrida : tisser des textes dans les interstices d'autres textes, d'autres idiomes, d'autres traditions, d'autres philosophies, non pour les parasiter ou s'y installer en braconnier, mais pour que de l'entrelacement naisse quelque chose de neuf, quelque chose qu'on n'a jamais entendu. Aussi sera-t-il difficile d'assigner à Derrida une «place» dans cette concaténation de systèmes dont la philosophie fait son histoire. Où, synchroniquement, se situe-t-il par rapport à Lévinas, Foucault ou Deleuze ? A-t-il «dépassé» Husserl ou Heidegger ? Il n'est pas douteux que Derrida choisirait lui-même d'être dans les marges et les contre-allées (4).
Non la marge blanche qui encadre le texte de l'histoire de la philosophie, l'empêche de déborder et le contraint à s'en tenir à ce qu'il dit. Ni l'allée déserte qui, par contraste, laisse voir les flux qui vont rectilignes dans un sens ou dans l'autre. La marge griffonnée, noircie de signes étranges l'écriture même de Derrida, parfois indéchiffrable , qui destitue, désitue, resitue le texte et son sens, le somme de dire ce qu'il ne dit pas, ce qu'il ne veut pas dire. La contre-allée peuplée de promeneurs, lieu de circulation, d'arrêt, de stationnement, de tours et détours, allées et venues, avenue de sens et de contre-sens qui déstabilise l'ordre géométrique du monde et de ses discours, décentre ses axes, écarte la logique de la destination du sens. On sait le lexique de Jacques Derrida : déconstruction, différance, dissémination, graphe, marge, hymen, trace, métaphore, double écriture... Aussi, pour rendre compte, sinon raison, de ce qu'il a «dit», faudrait-il qu'un autre Derrida un double qui eût choisi de rester parmi nous pût ouvrir dans ses grands textes les «contre-allées» qu'il a lui-même ouvertes dans ceux de Platon, Hegel, Heidegger, Aristote, Nietzsche, Kant, Rousseau, Montaigne, Schmitt, Cicéron, Freud, Husserl, Marx, Patocka, Kierkegaard, Lacan ou Blanchot, Kafka, Joyce, Ponge, Cixous, Bataille, Genet, Jabès, Celan.
Jusqu'à la rue d'Ulm, une scolarité chahuteuse
Avant d'embarquer pour Marseille sur le Ville-d'Alger, Derrida n'avait jamais voyagé (5). C'était la fin de l'été 1949. Il venait de terminer une année d'hypokhâgne au lycée Bugeaud d'Alger. La lecture de Bergson et de Sartre l'avait marqué en classe terminale : celle de Kierkegaard et de Heidegger l'«impressionne». Il voulait écrire, peut-être enseigner. Sa scolarité avait été en dents de scie, chahuteuse et douloureuse. Le jour de la rentrée 1942, il avait été renvoyé chez lui : le pourcentage de juifs pouvant être admis dans une classe venait d'être abaissé de 14 à 7 % par le recteur, pétainiste zélé. Adolescent, tantôt il se recroquevillait en lui-même, confiait son mal-être à son journal intime, écrivait des poèmes, lisait Camus, Nietzsche et Valéry, tantôt il faisait le «voyou», manifestait sa vitalité sur les terrains, plus qu'à l'école, dans des matchs avec les prisonniers italiens, et poursuivait le rêve de devenir footballeur professionnel.
A l'internat de Louis-le-Grand, tout se passe mal au début, malgré les somnifères et les amphétamines. C'est dans l'année scolaire 1952-1953 qu'il intègre l'Ecole normale supérieure. En khâgne, il avait déjà fait connaissance avec ceux qui resteront ses amis : Michel Serres, Pierre Bourdieu, Michel Deguy (lire page précédente), Gérard Granel, Louis Marin, Pierre Nora. Rue d'Ulm, il rencontre Louis Althusser et sa future femme, Marguerite Aucouturier. Il milite alors «de façon intermittente dans des groupes d'extrême gauche non communiste», suit les cours de Michel Foucault, auquel il se lie d'amitié, et travaille déjà à ce qui plus tard sera sa thèse, le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl. Reçu à l'agrégation à la session 1956-1957, marié, il doit effectuer son service militaire, en pleine guerre d'Algérie. Soldat de deuxième classe, en civil, il est affecté dans une école d'enfants de troupe, à Koléa, près d'Alger, et enseigne le français et l'anglais. A son retour en métropole, il obtient son premier poste de professeur au lycée du Mans, et a pour collègue Gérard Genette. Entre 1960 et 1964 il est, à la Sorbonne, assistant en «philosophie générale et logique» de Suzanne Bachelard, Georges Canguilhem, Paul Ricoeur et Jean Wahl. C'est en 1966, donc, qu'il se rend au fameux colloque de Baltimore.
Arrêté en Tchécoslovaquie pour soutien aux dissidents
Peu de photos de Jacques Derrida paraissent dans la presse avant 1979. On voit son visage au moment où s'ouvrent à la Sorbonne les états généraux de la philosophie, qu'il a promus avec entre autres Vladimir Jankélévitch, François Châtelet, Jeannette Colombel, Gilles Deleuze, Elisabeth de Fontenay, Jean-Luc Nancy, (lire page 3), Paul Ricoeur ou Jean-Toussaint Desanti. Mais le personnage devient véritablement public, malgré lui, en 1981. Cofondateur avec Jean-Pierre Vernant de l'Association Jan Hus, il avait tenu, en soutien aux dissidents tchèques persécutés, des séminaires clandestins à Prague : il est... arrêté à l'aéroport et traité par la police comme un trafiquant de drogue ! L'affaire fait grand bruit, de nombreuses pétitions circulent pour la «libération» du philosophe, qui sera finalement «expulsé» de Tchécoslovaquie grâce à une intervention de François Mitterrand. L'essentiel de son activité, Derrida le consacre évidemment à ses livres, à ses cours.
La conférence devient peu à peu son style d'intervention préféré, l'«atelier» de ses oeuvres, précisément parce que la conférence «tourne», joue des tours à l'écrit lorsqu'elle se prononce et des tours à la voix lorsqu'elle se fige en page imprimée, parce qu'elle autorise une circumnavigation infinie qui déroute le texte, frange, émarge, détoure le sens, empêche qu'il «prenne» ou dise le fin mot de l'histoire, le diffère justement, au lieu de le conférer.
Les concepts de différance et de déconstruction auront été les labels, sinon le logo, de la pensée de Jacques Derrida. Ils ont été appliqués à bien d'autres domaines que la philosophie, comme la critique littéraire, l'esthétique, voire l'architecture ou l'urbanisme. La déconstruction est présente d'emblée dans le travail de Derrida, dès sa thèse sur Husserl, qui vise à disloquer le transcendantalisme phénoménologique et le principe de l'évidence des états vécus, et est au centre de tout son projet philosophique, visant précisément à déconstruire la métaphysique de la présence dont toute la tradition philosophique occidentale a été porteuse. Dans la Voix et le Phénomène, ce projet se réalise déjà en prenant appui sur les notions de «phonocentrisme» et de «logocentrisme», que Derrida utilise pour dénoncer le privilège accordé dans ladite tradition à la voix (phoné) et au logos. La voix est en effet vécue comme quelque chose de présent et d'immédiatement évident. Le logos lui est toujours immanent, alors que l'écriture est caractérisée par l'absence du sujet qui l'a produite : le texte écrit a une vie propre. La tâche de la «grammatologie» gramma étant la lettre écrite de l'alphabet sera alors de comprendre le langage à partir non du modèle du logos mais de celui de l'écriture, car la forme écrite, en soustrayant le texte de son contexte d'origine et en le rendant disponible au-delà de son temps, en garantit la «déchiffrabilité» et la «lisibilité» proprement infinies. Ecrire, disait Jacques Derrida, c'est s'échouer loin de son propre langage, le «déconcerter», le laisser aller seul, sans gardes du corps...
La déconstruction, ni un système, ni une méthode
Et c'est pour traduire cela qu'il forge le néographisme, promis à une carrière fulgurante, de «différance», où se cristallisent tous les sens de «différer». La différance implique d'abord que le signe est différent de ce dont il prend la place, et donc qu'entre l'expression orale ou l'écriture et le réel auquel elles renvoient il y a toujours une différence, un écart qui ne peut jamais être comblé (un écart qui s'écrit, mais ne s'entend pas) et qui ne laisse que des traces autorisant la multiplicité des lectures et des interprétations. Mais elle indique aussi le fait de «renvoyer à», retarder, proroger, ajourner, mettre une distance infinie entre le sujet et la chose ou la parole absente du texte, et donc d'abolir le primat de la présence, sortir de l'illusion qu'une «chose» puisse se «révéler» telle quelle à l'esprit ou qu'une vérité puisse «être saisie» par le logos qui la guette. La vérité n'est ni originaire ni unitaire, elle n'est jamais totalement «donnée» : elle est disséminée.
La déconstruction n'est ni un système ni une méthode. Elle est, si on peut dire, «ce-qui-a-lieu», ce qui advient, un événement qui n'attend pas qu'on en délibère, qui n'attend pas la conscience ou l'organisation du sujet (ou de la société ou de quoi que ce soit d'autre). «Ça déconstruit», autrement dit la déconstruction est ce qui «arrive» parce que, dans tout système, est à l'oeuvre un mouvement de dislocation, de fissuration et de disjonction, parce que toute construction théorique est en même temps tenue et dé-tenue, soutenue et ébranlée par une pierre de touche défectueuse provoquant une force d'écartèlement, une différance justement.
Les domaines d'application de la déconstruction derridienne qui doit évidemment quelque chose à la Destruktion de Heidegger ont été innombrables. On ne saurait en répertorier les résultats ici, sauf à rappeler qu'ils ont parfois été oblitérés par les critiques, à la fois faibles et injustes, de ceux qui, n'apercevant dans les «styles de Derrida» que jeux de mots, jongleries étymologiques, frénésie d'écriture, pointillisme, n'ont pas pu voir que son travail qu'il se soit appliqué à la phénoménologie, au structuralisme, à un poème de Mallarmé, à la psychanalyse, au théâtre d'Artaud, à une simple phrase d'Aristote ou à un rêve de Walter Benjamin a produit la plus extraordinaire moisson d'idées originales et inouïes dont une intelligence, confrontée à la «matière» des textes, se soit jamais révélée capable.
Si le projet de Derrida est axé sur les «textes», il n'est cependant jamais étranger à la texture des rapports humains, et témoigne en effet d'un constant souci pour l'Autre, vis-à-vis duquel l'on est appelé à une éthique de l'hospitalité, à une «ouverture» qui «se fait» sans être préparée, à un dialogue qui procède du respect et qui pose la différence comme point de départ de toute rencontre entre les hommes. Le don, l'accueil, l'amitié, la frontière, le droit, la justice, la démocratie... Autant de thèmes élaborés par Derrida pour montrer que toute territorialisation, toute instauration de frontière, toute constitution d'un «propre» qu'il s'agisse d'un territoire «propre», d'une terre, d'une langue, d'un corps, d'un «soi» a besoin de l'autre et d'un dehors (de l'autre à mettre dehors, aussi) pour se constituer, de sorte que l'altérité est toujours cachée, mais à l'oeuvre, en toute origine, que l'étranger, selon les propres termes de Derrida, est avant tout «celui qui pose la première question». Et les autres méditations derridiennes, sur le nom, sur l'animal, sur la sépulture, sur la mémoire, sur la folie qui habite le langage, l'exil, etc., ne disent jamais autre chose : «Je ne serais pas ce que je suis et je n'aurais pas de maison, de nation, de ville, de langue, si l'autre, l'hôte, par sa venue, ne me les donnait.» (6).
Une langue en tours, détours, torsions et rétorsions
On a parfois moqué l'écriture de Derrida, sa langue philosophique tout en tours et détours, torsions et rétorsions. Elle n'était que la mise à nu d'une politique de l'amitié, l'«appropriation aimante et désespérée» de quelque chose «d'autre», l'accueil de l'autre : «Tout ce que je fais, surtout quand j'écris, ressemble à un jeu de colin-maillard : celui qui écrit, toujours à la main, même quand il se sert de machines, tend la main comme un aveugle pour chercher à toucher celui ou celle qu'il pourrait remercier pour le don d'une langue, pour les mots mêmes dans lesquels il se dit prêt à rendre grâce.»
(1) Gilbert Hottois, De la Renaissance à la postmodernité, De Boeck, 2002. (2) Sarah Kofman, Lectures de Derrida, Galilée, 1984. (3) Rudy Steinmetz, les Styles de Derrida, De Boeck, 1994. (4) Catherine Malabou, Jacques Derrida, la Contre-Allée, la Quinzaine littéraire/Louis Vuitton, 1999. (5) Les renseignements biographiques sont tirés du «curriculum vitae» qui figure à la fin de Jacques Derrida, de Geoffroy Bennington et Jacques Derrida, «les Contemporains», Seuil 1991. (6) Manifeste pour l'hospitalité Autour de Jacques, sous la direction de Mohammed Seffahi, Paroles d'Aube, 1999.
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Dans Libération du 11 Octobre 2004
Derrida
«Salut à toi, salut aux aveugles que nous devenons»
Par Jean-Luc NANCY
Jean-Luc Nancy
Jacques Derrida lui a consacré un livre,
le Toucher. Il enseigne
la philosophie à
l'université Marc-Bloch
à Strasbourg.
«Salut! Comment ne pas te dire "salut!" au moment où tu t'en vas ? Comment ne pas répondre à ce "salut !" que tu nous adressais, un "salut sans salvation, un imprésentable salut" comme tu disais ? Comment ne pas le faire, et que ferions-nous d'autre ? Comme toujours, le temps du deuil n'est pas celui de l'analyse ni de la discussion. Pour autant, il n'est pas inévitable qu'il soit celui des hommages gominés. Il peut et il doit être avec toi le temps du salut : salut, adieu ! Tu nous quittes, tu nous laisses devant l'obscurité dans laquelle tu disparais. Mais : salut à l'obscurité ! Salut à cet effacement des figures et des schémas. Salut aussi aux aveugles que nous devenons, et dont tu faisais un thème de prédilection : salut à la vision qui ne tient pas aux formes, aux idées, mais qui se laisse toucher par les forces.
«Tu t'exerçais à être aveugle pour mieux saluer cette clarté que seule l'obscurité possède : celle qui est hors de vue et qui enveloppe le secret. Non pas un secret dissimulé, mais l'évident, le manifeste secret de l'être, de la vie/la mort. Salut donc au secret que tu gardes sauf.
«Et salut à toi : salve, sois sauf ! Sois sauf dans cette impossibilité de santé ou de maladie où tu es entré. Sois sauf non de la mort mais en elle, ou bien si tu permets, s'il est permis, sois sauf comme la mort. Immortel comme elle, ayant en elle ta demeure depuis ta naissance.
«Salut ! Que ce salut te soit bénédiction (cela aussi tu nous l'as dit). "Bien dire" et "dire le bien": bien dire le bien le bien ou l'impossible, l'imprésentable qui se dérobe à toute présence et qui tient tout entier dans un geste, une bienveillance, la main levée ou posée sur l'épaule ou sur le front, un accueil, un adieu qui se dit "salut !".
«Salut à toi, Jacques, et salut aussi, au plus près, à Marguerite, à Pierre et à Jean.»
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Dans Libération du 11 Octobre 2004
Derrida. Editorial
Une voix
Par Antoine de GAUDEMAR
acques Derrida, dont l'oeuvre philosophique n'a pas fini de résonner d'un bout à l'autre du monde, se considérait comme un «survivant» de la génération des années 60, aujourd'hui pratiquement disparue (Althusser, Barthes, Bourdieu, Deleuze, Foucault, Lacan...). Un de ses derniers livres rassemblait d'ailleurs tous les hommages funèbres qu'il avait pu prononcer ou écrire, parfois dans ce journal même, à l'endroit de ses amis, et qui lui faisaient dire de la mort qu'elle était «chaque fois unique, la fin du monde». C'était aussi un éloge de la fidélité, jusque dans la différence. Chez Derrida, ce sentiment de sursis était d'autant plus fort qu'il savait ses jours comptés et qu'il estimait ne pas avoir tout à fait atteint une promesse de la philosophie, qui est d'«apprendre à mourir». Et vivre, cela s'apprend-il ? Tout au long de son existence, Derrida a cherché à le faire, penseur déraciné et décalé, faisant des marges le centre et du centre l'invisible, démontant les mécaniques de la pensée et les mécanismes de la langue, décortiquant les mots et les concepts jusqu'à leur noyau caché, épluchant les choses jusqu'en leur coeur, par doute systématique de leur apparence, et même de leur sens. Ce démontage n'était pas seulement celui d'un mécanicien sceptique, mais d'un homme anxieux, prompt à saper les fausses valeurs, à débusquer les impostures. Derrida n'était pas un tribun comme Sartre : trop méfiant de l'opinion et de la politique, trop solitaire malgré la foule dans ses amphis, mais, au fil des années, à sa manière, subtile et paradoxale, intransigeante et vulnérable, il avait fait entendre sa voix. En se mobilisant pour la liberté d'expression dans les pays de l'Est ou Salman Rushdie, pour les sans-papiers ou une Europe altermondialiste, il avait montré que la «déconstruction» n'était pas qu'une esthétique du langage, mais bien aussi un bréviaire engagé de l'hospitalité et de la survie, c'est-à-dire, comme il disait, de «la vie plus que la vie».
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Dans Libération du 11 Octobre 2004
Derrida
A savoir
Ses livres
principaux...
1967. De la grammatologie (Minuit), l'Ecriture et la Différence (Seuil), la Voix et le Phénomène (PUF).
1972. La Dissémination (Seuil).
1973. L'Archéologie du frivole (Galilée).
1974. Glas (Galilée).
1980. La Carte postale (Flammarion).
1987. De l'esprit Heidegger et la question (Galilée).
1993. Spectres de Marx (Galilée).
1994. Politiques de l'amitié (Galilée).
1996. Le monolinguisme de l'autre (Galilée).
2003. Voyous. Deux essais sur la raison (Galilée).
... et ses
livres «sur»
Outre ses études sur Platon, Kant, Condillac, Nietzsche, Husserl, Heidegger et d'autres penseurs classiques, Derrida a écrit sur...
1986. Schibboleth Pour Paul Celan (Galilée).
1987. Ulysse gramophone Deux mots pour Joyce (Galilée).
1988. Signéponge/
Signsponge (Seuil).
Mémoires pour Paul de Man (Galilée).
1996. Adieu à Emmanuel Lévinas (Galilée).
1998. Demeure Maurice Blanchot (Galilée).
2000. Le toucher Jean-Luc Nancy (Galilée).
2002. Artaud. Le Moma (Galilée).
Sur le Web
Jacques Derrida est, avec Pierre Bourdieu et Michel Foucault, le penseur le plus cité sur l'Internet : 115 000 pages recensées par Google, dont 14 700 françaises. On peut commencer la visite des sites en partant de: www.membres.lycos.fr/ farabi/ http://prelectur.stanford. edu/lecturers/derrida/ ou www.hydra.umn.edu/ derrida/
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Dans Libération du 11 Octobre 2004
Derrida
«Il faisait de l'amitié une prouesse quotidienne»
Par Michel DEGUY
Michel Deguy
Philosophe et poète,
il enseigne la littérature française à l'université Paris-VIII et est rédacteur en chef de la revue
Po & sie.
«Nous sommes dévastés. Chaque fois unique, la fin du monde... Octobre 2004 : le monde ne manque pas de fin, mais la mort de Jacques Derrida en est une. Et le monde, au sens usité, pas seulement le monde universitaire ou le monde de l'esprit, mais le monde politique, le monde en transformation, le cours du monde en est affecté, si la pensée peut encore y jouer son rôle de levain.
«Jacques Derrida, un admirable, unique, immense écrivain français, francophone, aura cessé de travailler à cette date. Je le dis avec ce futur antérieur qui fut, et est, l'un des opérateurs puissants de sa pensée, de son écriture, pour indiquer que, si les médias, l'information, nous font part en même temps que de sa mort de beaucoup d'événements bouleversants, celui-ci sera, avec le recul qui commence, l'un de ceux qui marquent l'annale, la décennie, la houle des générations d'un siècle.
«Je pense non seulement à ses tout proches que le deuil submerge, mais à ses amis écrivains dont le génie s'entretenait avec le sien, avant tout peut-être à Hélène Cixous et à Jean-Luc Nancy. L'amitié : la générosité, la fidélité, l'attention inouïe qui est la proue de l'âme orientant l'esprit (comme le répète la tradition française de Pascal à Simone Weil), Jacques Derrida en a fait une prouesse quotidienne, émerveillante. Si le poète est «l'ami de la maison», comme aimait le redire Heidegger, l'un de ses maîtres, Jacques Derrida aura été l'ami de l'école, l'ami de la langue et de la littérature françaises, l'ami de la philosophie. Cinquante années d'enseignement, de responsabilités, de génialité philosophique ont déposé une oeuvre aux cent ouvrages dont la lecture attend les «nouveaux venus» (Arendt), et que le terme de «déconstruction» condense, si nous ne sommes ni simplificateurs ni infidèles.
«Nous, les très vieux amis, et qui faisons génération au fond de la scène, la tristesse d'abord nous emporte, sans nous pousser à renoncer à rien : les grandes oeuvres du grand âge à venir étaient encore son avenir et le nôtre. Son espérance d'une «démocratie à venir», d'une communauté à réinventer, d'une translatio studiorum ou lecture déconstructrice, nous en prenons le relais pour le transmettre.»
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Dans Libération du 11 Octobre 2004
Derrida
«Le penseur de ce qui nous échappe si souvent»
Par René MAJOR
René Major
Psychanalyste et président de la Société d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, il a participé, avec Jacques Derrida, Jean Baudrillard et Alain Gresh, à l'ouvrage collectif Pourquoi la guerre (Galilée, 2004) .
lundi 11 octobre 2004 (Liberation - 06:00)
«On demande à ses amis, on me demande, l'impossible. Dire en quelques mots, en quelques minutes, dans l'émotion et le trouble, notre amitié, si ouverte et si secrète, une amitié de quarante ans à laquelle il ne s'est jamais dérobé sous aucun prétexte. J'ai écrit dans le numéro de l'Herne qui vient de lui être consacré (1) qu'il était et restera l'homme sans alibi, le penseur le plus universel et le plus singulier de ce qui nous échappe si souvent en raison de tous les alibis qu'on se donne. Dans notre rapport à l'autre, au «tout autre de l'autre», comme il savait le dire, dans notre rapport à ce qui est juste, au plus juste, de l'autre et de soi dans tous les domaines.
«Il parlait toutes les langues, celle de la philosophie, bien sûr, mais aussi bien celle du droit, du politique, d'une démocratie encore à venir, la langue de la poésie et de l'art, celle aussi de la psychanalyse dans tous ses idiomes. Il les parlait toutes avec l'intransigeance que chacune d'elles mérite. Il savait penser toutes les questions qui enflamment le monde et nous brûlent de l'intérieur avec un raffinement, une subtilité, une exigence, l'absence de concessions que notre temps est en train de perdre dans une plate restauration de tous les vieux schèmes de pensée.
«Jacques Derrida tenait et tient toujours pour nous à une vie autre que celle de l'économie du possible, «une vie impossible sans doute mais la seule qui vaille d'être vécue, sans alibi, une fois pour toutes».
«Ce fut et cela reste pour moi, pour le temps qui reste à vivre, une rencontre rare, décisive. Elle le sera aussi pour les générations qui viennent si elles savent partager cette rencontre sans mesure. Il leur faudra le courage, le travail, sans relâche, sans facilité, dont il aura donné et continuera de donner l'exemple.»
(1) Le Cahier (n° 83) consacré à Derrida, dirigé par M.-L. Mallet et G. Michaud, vient de paraître aux Editions de l'Herne.
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Libération du 11 Octobre 2004
Derrida
Une pensée-star sur les campus américains
Derrida a exercé une forte influence aux Etats-Unis, au prix parfois de simplifications.
Par Natalie LEVISALLES
l y avait Foucault, Lacan, Deleuze et quelques autres, mais Derrida était sans nul doute le plus lu et le plus cité de tous les intellectuels et philosophes français qui, ces quarante dernières années, ont été découverts, absorbés et transformés par les universités américaines, dans une mouvance qualifiée de manière floue mais convaincante de French theory. C'est aussi celui dont les concepts ont été le plus déformés et galvaudés. Outre-Atlantique, Jacques Derrida était starifié. Son nom était connu dans les salles de cours, sur les pelouses des campus, dans certains médias grand public. François Cusset, qui a, en 2003, publié French Theory: Foucault, Derrida, Deleuze et Cie, et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis (La Découverte), raconte que «le mot "déconstruction" est même employé par les présentateurs de télévision», signe certain de l'influence de Derrida dans ce pays où il est allé très régulièrement pendant plus de trente ans, y créant une véritable école de pensée.
C'est en 1976 que le philosophe est véritablement introduit aux Etats-Unis, lorsque l'universitaire Gayatri Spivak traduit De la grammatologie en anglais. Dans les années 80, sa pensée s'installe d'abord dans le «triangle d'or» des départements de littérature de Johns Hopkins, Cornell et surtout Yale, avant d'envahir une bonne partie des universités américaines et, dans une moindre mesure, canadiennes. Dans les années 90, le «triangle d'or» a été détrôné par New York University et surtout Irvine, où il a déposé ses archives.
Paradoxalement, explique François Cusset, «cette oeuvre très exigeante et très peu applicable a donné beaucoup d'applications», notamment dans les plus radicaux des discours américains, féminisme, théories gay et queer, études postcolonialistes. Derrida était «assez agacé par cet usage naïf de ses idées. Mais, pour être honnête, il en jouait. Parfois, il était aussi fasciné» par cette circulation, et cette déformation, de sa pensée.
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Dans Le Monde daté du 09 10 04
Le philosophe Jacques Derrida est mort
A 8 heures par e-mail, recevez la Check-list, votre quotidien du matin.
Jacques Derrida était le philosophe français le plus connu à l'étranger, notamment aux Etats-Unis, pour son concept de "déconstruction".
Le philosophe français le plus commenté et le plus traduit au monde ces dernières années, notamment aux Etats-Unis, Jacques Derrida, mort dans la nuit de vendredi à samedi à l'âge de 74 ans, était célèbre pour son concept de "déconstruction".
Selon ses proches, Jacques Derrida, auteur de quelque 80 ouvrages, est décédé "sans souffrir" des suites d'un cancer du pancréas dans un hôpital parisien où il avait été admis voici environ trois semaines.
Il était le dernier survivant de ces penseurs des années 60, catalogués "penseurs de 68", (Althusser, Lacan, Foucault, Barthes, Deleuze, etc..), grands pourfendeurs de la notion de "sujet".
Né le 15 juillet 1930 à El Biar (Algérie) dans une famille juive, plutôt à gauche et pied-noir, il entre en 1950 à Normale Sup, devient assistant à Harvard (Etats-Unis), puis à la Sorbonne. Il est en 1965 professeur de philosophie à Normale Sup où il occupe la fonction de "caïman" (directeur d'études). Il partage ensuite son enseignement entre Paris et diverses universités américaines, parmi les plus prestigieuses.
En 1982, il est enfermé quelques jours dans une prison tchèque alors qu'il soutenait sur place les intellectuels dissidents de la Charte 77.
LE CONCEPTEUR DE LA "DECONSTRUCTION"
Il engage alors une vaste réflexion critique sur l'institution philosophique et l'enseignement de cette matière, créant en 1983 le Collège international de philosophie qu'il préside jusqu'en 1985. En 1988, il dirige, avec Jacques Bouveresse, la commission de philosophie, dans le cadre d'une réflexion générale sur les contenus de l'enseignement, à l'initiative du ministère de l'éducation.
Il a ensuite enseigné à nouveau aux Etats-Unis, puis à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris.
"Je n'ai jamais fait de longs séjours aux Etats-Unis, le plus clair de mon temps ne se passe pas là-bas. Cela dit, la réception de mon travail y a été effectivement plus généreuse, plus attentive, j'y ai rencontré moins de censure, de barrages, de conflits qu'en France", déclarait-il récemment au journal L'Humanité.
Parmi ses très nombreux livres, qui constituent un dialogue sans concession avec la métaphysique occidentale, L'écriture et la différence, La dissémination, Marges de la philosophie, Glas, La vérité en peinture, Pour Paul Célan, De l'esprit, Heidegger et la question, Inventions de l'autre, Du droit à la philosophie, Spectres de Marx, Apories ou Résistances de la psychanalyse.
Jacques Derrida, qui portait beau une épaisse chevelure blanche, propose, à partir de textes philosophiques classiques, une "déconstruction", une critique des présupposés de la parole, une manière de défaire de l'intérieur un système de pensée dominant.
"La 'déconstruction', c'est prendre une idée, une institution ou une valeur et en comprendre les mécanismes en enlevant le ciment qui la constitue. Au-delà de cette expression, qui peut intriguer ou faire fuir, c'est un philosophe qui peut aider à la compréhension de la société", résumait Franz-Olivier Giesbert en le recevant en 2002 à la télévision. Un événement en soi pour cette figure réservée mais ouverte aux autres, peu familière du petit écran et qui a longtemps refusé toute photo.
Jacques Derrida a été membre du comité de soutien de Lionel Jospin en 1995. Grand-père, marié à une psychanalyste, il avait eu un fils avec Sylviane Agacinski, l'épouse de M. Jospin.
Il n'a pas voté le 21 avril 2001, en signe de "mauvaise humeur contre tous les candidats". "Si, pendant longtemps, mes textes ont été considérés comme politiquement neutres - alors que mes partis-pris de gauche étaient connus - c'est parce qu'attentif depuis toujours à la politique, je ne me reconnaissais pas (...) dans les codes politiques dominants", confiait-il début 2004.
Avec AFP
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Dans le Monde daté du 09 10 04
Le philosophe Jacques Derrida est mort
A 8 heures par e-mail, recevez la Check-list, votre quotidien du matin.
Jacques Derrida était le philosophe français le plus connu à l'étranger, notamment aux Etats-Unis, pour son concept de "déconstruction".
Le philosophe français le plus commenté et le plus traduit au monde ces dernières années, notamment aux Etats-Unis, Jacques Derrida, mort dans la nuit de vendredi à samedi à l'âge de 74 ans, était célèbre pour son concept de "déconstruction".
Selon ses proches, Jacques Derrida, auteur de quelque 80 ouvrages, est décédé "sans souffrir" des suites d'un cancer du pancréas dans un hôpital parisien où il avait été admis voici environ trois semaines.
Il était le dernier survivant de ces penseurs des années 60, catalogués "penseurs de 68", (Althusser, Lacan, Foucault, Barthes, Deleuze, etc..), grands pourfendeurs de la notion de "sujet".
Né le 15 juillet 1930 à El Biar (Algérie) dans une famille juive, plutôt à gauche et pied-noir, il entre en 1950 à Normale Sup, devient assistant à Harvard (Etats-Unis), puis à la Sorbonne. Il est en 1965 professeur de philosophie à Normale Sup où il occupe la fonction de "caïman" (directeur d'études). Il partage ensuite son enseignement entre Paris et diverses universités américaines, parmi les plus prestigieuses.
En 1982, il est enfermé quelques jours dans une prison tchèque alors qu'il soutenait sur place les intellectuels dissidents de la Charte 77.
LE CONCEPTEUR DE LA "DECONSTRUCTION"
Il engage alors une vaste réflexion critique sur l'institution philosophique et l'enseignement de cette matière, créant en 1983 le Collège international de philosophie qu'il préside jusqu'en 1985. En 1988, il dirige, avec Jacques Bouveresse, la commission de philosophie, dans le cadre d'une réflexion générale sur les contenus de l'enseignement, à l'initiative du ministère de l'éducation.
Il a ensuite enseigné à nouveau aux Etats-Unis, puis à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris.
"Je n'ai jamais fait de longs séjours aux Etats-Unis, le plus clair de mon temps ne se passe pas là-bas. Cela dit, la réception de mon travail y a été effectivement plus généreuse, plus attentive, j'y ai rencontré moins de censure, de barrages, de conflits qu'en France", déclarait-il récemment au journal L'Humanité.
Parmi ses très nombreux livres, qui constituent un dialogue sans concession avec la métaphysique occidentale, L'écriture et la différence, La dissémination, Marges de la philosophie, Glas, La vérité en peinture, Pour Paul Célan, De l'esprit, Heidegger et la question, Inventions de l'autre, Du droit à la philosophie, Spectres de Marx, Apories ou Résistances de la psychanalyse.
Jacques Derrida, qui portait beau une épaisse chevelure blanche, propose, à partir de textes philosophiques classiques, une "déconstruction", une critique des présupposés de la parole, une manière de défaire de l'intérieur un système de pensée dominant.
"La 'déconstruction', c'est prendre une idée, une institution ou une valeur et en comprendre les mécanismes en enlevant le ciment qui la constitue. Au-delà de cette expression, qui peut intriguer ou faire fuir, c'est un philosophe qui peut aider à la compréhension de la société", résumait Franz-Olivier Giesbert en le recevant en 2002 à la télévision. Un événement en soi pour cette figure réservée mais ouverte aux autres, peu familière du petit écran et qui a longtemps refusé toute photo.
Jacques Derrida a été membre du comité de soutien de Lionel Jospin en 1995. Grand-père, marié à une psychanalyste, il avait eu un fils avec Sylviane Agacinski, l'épouse de M. Jospin.
Il n'a pas voté le 21 avril 2001, en signe de "mauvaise humeur contre tous les candidats". "Si, pendant longtemps, mes textes ont été considérés comme politiquement neutres - alors que mes partis-pris de gauche étaient connus - c'est parce qu'attentif depuis toujours à la politique, je ne me reconnaissais pas (...) dans les codes politiques dominants", confiait-il début 2004.
Avec AFP
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Sur A.O.L en ligne
9 octobre, 19h42
Elisabeth Roudinesco: Derrida restera "dans le patrimoine de la philosophie mondiale"
La psychanalyste Elisabeth Roudinesco a déclaré samedi à l'AFP que l'oeuvre de Jacques Derrida resterait "dans le patrimoine de la philosophie mondiale". Elle est auteur d'un livre d'entretiens avec le philosophe ("De quoi demain", éd Fayard/Galilée), sorti en librairie, note-t-elle, le 11 septembre 2001.
Question: Quelle est l'influence de Jacques Derrida ?
Réponse: Elle est énorme. Son oeuvre, traduite en 60 langues, restera dans le patrimoine de la philosophie mondiale, autant que celle de Michel Foucault. C'est, pour moi, le plus grand philosophe d'aujourd'hui, pas français, mais du monde (ndlr: son nom a été cité pour le Nobel 2004). Il a fait école, il a y tant de thèses sur lui partout, dans le monde entier, pas seulement aux Etats-Unis. Il a été invité dans tous les pays, il était encore au Brésil cet été alors qu'il était malade. Il avait ce génie du voyage qui lui a permis pendant tant d'années d'enseigner outre-atlantique sans jamais longtemps quitter son pays. C'était un enseignant ouvert, tolérant, à l'écoute.
Q: Il était reconnu, mais aussi critiqué...
R: Oui, il a été violemment attaqué en France, mais aussi aux Etats-Unis. Toute personne qui atteint un tel degré de notoriété est forcément attaquée, souvenez-vous de Jean-Paul Sartre. C'est d'autant plus vrai lorsqu'on intervient dans la politique.
Il a fait partie de cette génération de grands intellectuels (Althusser, Foucault, Barthes, etc...), remarquables aussi parce qu'ils écrivaient dans une langue admirable. Jacques Derrida est aussi reconnu en littérature qu'en philosophie.
Q: Que pensait-il de l'époque actuelle ?
R: Il considérait qu'on vit une période terrible, entre capitalisme sauvage et fanatisme sauvage. Favorable à John Kerry, il était très critique des défauts de la démocratie américaine. Selon lui, la démocratie, ça n'était jamais achevé, rien n'était jamais acquis. Il était profondément démocrate - pas question, pour lui, au moment du 11 septembre, de prendre parti pour les islamistes - mais, en même temps, il était aussi celui qui veut pousser très loin "la déconstruction", dans le sens de la "critique", de nos institutions.
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A.O.L en ligne
9 octobre, 17h58
Derrida, génie ou imposteur? L'affaire de Cambridge
Jacques Derrida, décédé dans la nuit de vendredi à samedi à Paris, était-il un génie ou un imposteur? En 1992, une vive polémique entre partisans et adversaires du philosophe français a agité la vénérable université britannique de Cambridge.
La querelle a commencé quand les responsables de Cambridge ont annoncé leur intention de lui attribuer le diplôme Honoris causa. Des professeurs ont vivement protesté. La décision a dû alors être soumise à un vote, procédure très rare.
"C'est un sceptique génial qui remet en cause les orthodoxies", assuraient les uns. "Les doctrines absurdes de Derrida nient la distinction entre réalité et fiction", répondaient les autres.
Prises de position diverses, pétitions, éditoriaux: les médias anglais, américains et, bien sûr, français, s'emparent de l'affaire. Finalement, Cambridge accorde le diplôme à Jacques Derrida par 336 votes favorables contre
Cette affaire peut en partie s'expliquer par les différences entre les approches intellectuelles anglo-saxonne et française. "Contrairement au continent où la philosophie est discutée dans la vie de tous les jours, elle est ici restreinte à certains milieux, qui ne veulent pas démordre de leurs principes de logique et de pragmatisme", avait expliqué un professeur de Cambridge, sans doute un pro-Derrida.
Ce vote "pourrait marquer la fin de quatre décennies d'insularité intellectuelle", avait écrit The Independant au terme de l'affaire.
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Dans le Figaro du 11 Octobre 2004
DISPARITION Le philosophe français le plus traduit est mort l'âge de 74 ans. Il est l'auteur de très nombreux ouvrages, parmi lesquels «De la grammatologie»
Jacques Derrida, l'apôtre de la déconstruction
Patrice Bollon
Ces derniers temps, Jacques Derrida, qui n'avait jusqu'alors jamais fait grand cas des journalistes – surtout français –, multipliait les contacts avec les médias. Il avait donné, en août, une très longue interview, de deux pleines pages, au quotidien Le Monde, et était même apparu, quelques mois auparavant, pour la première fois de sa vie, dans une émission de télévision littéraire. Il avait également pris une part très active à la confection du monumental Cahier de l'Herne, consacré à son oeuvre, qui vient tout juste de paraître.
Mort dans la nuit de vendredi à samedi à 74 ans d'un cancer – au même âge, étrangement, et de la même maladie que son père... –, Derrida connaissait la gravité de son mal ; et peut-être voulait-il prêter ainsi lui-même la main à l'érection de la statue qu'il entendait laisser à la postérité.
Il est vrai aussi que «J. D.» – ainsi que l'appelaient parfois ses admirateurs – avait le sentiment, légitime au demeurant, que la France, plus ou moins, le boudait. Car le paradoxe est là : autant il passait, à l'étranger, notamment aux Etats-Unis, aux yeux de certains, pour le plus grand philosophe vivant, autant il était de bon ton, dans notre pays, de critiquer ses «obscurités», son «hermétisme», voire la sorte de figure de «gourou» pour secte philosophique qu'il composait. Cette différence dans l'accueil n'allait pas sans provoquer un ressentiment en lui. Dans le numéro de la revue Europe, paru en mai dernier, à lui consacré, il affirmait même, sans humour discernable, «inimaginable» le fait que «certains chauffeurs de taxis indiens» ( !) connaissaient mieux la «déconstruction» que la plupart des professeurs de philosophie fran çais...
La «déconstruction» était, en effet, la notion majeure autour de laquelle tournait toute son oeuvre. Ce concept, qu'il n'est pas facile de saisir, il l'a lui-même souvent noyé sous les dénégations – la déconstruction, disait-il, en multipliant presque à l'infini les définitions négatives, n'est ni une méthode, ni un but, ni l'amorce d'une «fin de la philosophie», etc. Il faut cependant bien tenter de le cerner si l'on veut comprendre, et apprécier, son possible apport à la pensée.
Le mieux, pour ce faire, est de reprendre sa biographie intellectuelle : Derrida a commencé en émule de la phénoménologie de Husserl. Sans doute l'un des plus grands penseurs du XXe siècle, ce dernier entendait, par-delà ce que nous considérons comme des évidences de la perception – mais qui, selon lui, n'en étaient pas –, revenir à une saisie pure, quasi objective, de l'objet. Il fallait donc, d'après Husserl, s'efforcer de «mettre entre parenthèses» toutes nos pré-conceptions, venues de notre culture, des choses, afin de pouvoir les entrevoir telles qu'elles sont vraiment, et non telles que nous voulons qu'elles soient. Il préconisait, à cet effet, de «démanteler» la métaphysique occidentale.
Si Derrida opposa à cela le terme de «déconstruction», c'est qu'il ne croyait pas, lui, à la possibilité de se passer de la métaphysique, qui, dans chacun des mots que nous utilisons et dans le moin dre processus de pensée auquel nous recourons, ne ces se, au contraire, de resurgir. La libération de la métaphysique, que tentera de poursuivre, sur un autre plan, Heidegger, était donc, selon Derrida, un leurre. On ne peut détruire la métaphysique, seulement tenter de la subvertir à ses marges par un jeu incessant avec elle : ce sera la «déconstruction», tentative inlassable et à jamais à recommencer, de déborder l'«impensé» qui