Chaque visage est le Sinaï d'où procède la voix qui interdit le meurtre - Lévinas

Une bonne écoute de soi favorise une bonne écoute des autres

Une bonne écoute de soi favorise une bonne écoute des autres
Virginie Megglé

Pour exercer l’attention flottante, mieux vaut en avoir traverser l’expérience

Une bonne écoute de soi favorise une bonne écoute des autres

 

On l’a vu, l'attention (également) flottante une fois bien établie agit sur un principe égal à celui de la libre association ... Elle met en jeu l’inconscient de l’analyste en même temps que celui de l’analysant. Tandis qu’un souvenir en réveille un précédemment évoqué par le patient, une image de l’univers de ce dernier en suscite une autre chez l’analyste... Images, mots, sensations, souvenirs, explications et motivations se répondent. Et quand l’inconscient par leur biais affleure à la surface, en cours de séance, les uns ou les autres s’avèrent utiles, le moment venu, en termes d’interprétation. Ici, on peut souligner que l’attention portée spontanément aux productions de l’inconscient suffit parfois à prendre valeur d’interprétation. Cette dernière se fait alors entendre, par-delà les mots, sans qu’il ne soit utile de l’exprimer de façon explicite et semble entrer naturellement en correspondance avec ce qui de l’inconscient s’était exprimé à travers la libre association.

Tandis que l'attention flottante, assortie d'une écoute bienveillante, est un acte de présence qui peut rappeler celle d’une mère[1] vis-à-vis de son enfant qu’elle aspire à voir grandir, l'analyse peut être considérée comme acte de régression passagère à laquelle est convié l’analysant pour… progresser. Là encore la métaphore du flottement est parlante. Il s’agit en effet pour l’esprit de (se) laisser dériver sans (se) perdre ni (se) laisser couler, afin que la régression puisse être envisagée, sans risque ni pour l’analyste ni pour l’analysant. La personne qui vient voir le « psy » - quel qu’il soit - a d’abord besoin d’être rassurée sur ses possibilités d’existence et d’avenir, elle doit pouvoir oser se laisser porter, un peu comme en état d’apesanteur. Dans ces conditions le psychanalyste est investi de responsabilité : il est celui auprès de qui on espère se délivrer de tout ce qui avec le temps se fait de plus en plus pesant. Celui dont on rêve qu’il saura voir ce que nul autre ne peut voir !

La fluidité de son écoute peut faire penser aussi à un bain amniotique dans lequel un nourrisson prendrait naissance. L’analysant doit sentir qu’il peut compter sur le psychanalyste, comme l’enfant qui apprend à nager doit savoir qu’il peut prendre appui sur l’adulte ou une bouée, pour ensuite mieux s’en passer.

Toute personne qui fait ce pas de se diriger vers celui qui s’intéresse à ce qui se passe au-delà des apparences physiques visibles est susceptible de découvrir en elle les réponses qu’elle vient chercher, c’est-à-dire celles qui lui conviennent le mieux. Encore faut-il qu’elle se sente a priori en sécurité pour modifier ses habitudes. C’est parce qu’elle se sent bien accueillie - dans le cadre d’une séance - qu’elle peut progressivement acquérir cette assurance. Il s’agit donc en l’écoutant de combler un défaut d’écoute dont elle a en général pâti.

 

L’attention aux « formations de l’inconscient » n’est possible (sauf exception) qu’à celui qui (d’une façon ou d’une autre) en a bénéficié. Elle n’est pas du registre du savoir et de l’apprentissage, bien que l’entraînement lui soit profitable. Elle relève de l’expérience et de la transmission de l’expérience.  Elle est ce par quoi un sujet permet à un autre de devenir – et plus précisément, ce par quoi, un psychanalyste, mais pas uniquement un psychanalyste, permet à un être en souffrance de se sentir progressivement sujet actif et responsable. Sujet aimant et aimable. 

C’est le propre de la psychanalyse que d’inviter l’autre à partager l’expérience qui nous a permis de devenir psychanalyste, sans pour autant convier systématiquement l’analysant à le devenir à son tour.

Le psychanalyste est sensé connaître ce qu’il propose pour en avoir fait l’expérience. Ici l’écoute dont il a bénéficié, tout comme l’attention privilégiée qu’il a été amené à se concéder à lui-même, jouent un rôle essentiel. Avoir été soi-même « l’objet » bien heureux d’une attention juste, saine et valorisante est le meilleur chemin pour à son tour en faire profiter ceux qui le souhaitent et leur permettre d’accéder à tout ce dont l’accès est barré par le quotidien.

C’est parce qu’il aura ressenti l’impérative nécessité d’une attention toute particulière ; parce qu’il aura eu le besoin irrépressible d’entendre ou de faire entendre quelque chose d’indicible, dont personne de son entourage ne soupçonnait l’existence ; parce qu’il aura peut-être eu peur d’être ou de devenir fou - s’il ne parvenait à se faire entendre - qu’en quête d’attention, un homme - ou une femme -, se sera dirigé vers la psychanalyse… Ainsi, paradoxalement, c’est le plus souvent parce qu’elle se sera vécue, dans son enfance, incomprise, insuffisamment écoutée, mal acceptée… que devenue psychanalyste cette personne sera apte à proposer l’attention dont elle se sera d’abord sentie privée.

L’expérience d’avoir été entendu, alliée celle de la difficulté (surmontée) à se faire entendre, est à la base de l’attention prêtée à celui qui aura lui aussi souffert d’en avoir manqué. Ou à celui qui aura peut-être au contraire souffert d’un excès de « soins » mal appropriés. Ici apparaît la nécessité pour le psychanalyste d’appliquer les règles qui lui sont recommandées, avec justesse, pour faire preuve d’une attention aussi juste que possible. Le seul fait qu’une personne vienne jusqu’à nous signifie qu’elle sollicite une aide. Elle est en position de fragilité, elle nous met en position de « supériorité » (de supposé savoir), à nous de ne pas en abuser, à nous de bien jouer du pouvoir dont nous sommes investis. Les recommandations faites à l’analyste vont en ce sens. Déployer une trop grande sollicitude ou partir en quête de détails pour chercher à satisfaire une curiosité personnelle peut prendre valeur d’intrusion dans l’intimité du sujet ou le dérouter. Ayant besoin de nous, il peut en apparence jouer le jeu et faire semblant de se soumettre à la volonté de celui qui l’écoute sans pour autant se sentir concerné. Cela renforcera, à l’encontre du bon déroulement de la cure, ses résistances ou bien encore accentuera les répercussions nocives de traumatismes anciens.

Le fait d’avoir joui des bienfaits consécutifs à une écoute de qualité confère une certaine paix intérieure qui ne préserve pas de tous les tourments ultérieurs mais qui se communique et encourage, par exemple, à ne pas chercher à obtenir des renseignements superflus ou à dispenser des plaisirs inadéquats.

Ce qui tend à se dire est contenu dans ce qui est dit… Il n’est pas question ici d’avoir ou non la volonté de venir en aide en débusquant à tout prix désirs ou fantasmes refoulés, mais d’inviter le sujet à se prendre en charge, avec ses désirs et ses fantasmes. Il n’est pas question non plus de chercher à tout prix à faire entrer son propos dans une logique présupposée. Ni de s’employer à confirmer un savoir préalable par l’obtention forcenée de renseignements, bien que tout renseignement puisse être utile. Il est d’abord question d’aider l’autre à bien se comprendre et à bien se porter.

L’art et la manière d’intervenir ou de ne pas intervenir sont parties prenantes de l’attention. Aussi par exemple, lorsque l’analysant cite des noms en série, si vite qu’on ne peut que les confondre, inutile a priori de l’interrompre pour se faire préciser qui est qui. À moins que l’interruption n’ait une valeur particulière, d’interprétation, jugée nécessaire dans un contexte précis. L’attention consiste à ne pas être dans l’attente de ce qui ne nous est pas donné ! Mais à laisser l’expression de l’inconscient du sujet émerger dans toute sa dimension subjective. Afin qu’il puisse affirmer sa sensibilité (singulière) dans ses propres termes, à son propre rythme. Sans a priori sur les mots ou les évènements sur lesquels se fixer durant une séance. Ne pas troubler le flot de paroles, laisser l’inconscient émerger, ne pas en brusquer le flux par des interventions soufflées par la curiosité ou un désir de (trop) bien faire, ne pas céder inconsidérément à ses frustrations personnelles … Autrement dit, ne pas demander à l’analysant de nous donner autre chose que ce qu’il nous donne revient à lui laisser entendre qu’il peut compter sur nous.

L’analyste, en effet, bien que son écoute s’appuie sur une certaine théorie, enrichie de ses expériences analytiques personnelles, ne doit privilégier aucun élément du « discours de l’analysant ».

Je pense à une personne maltraitée qui avait déjà dû raconter moult fois - dans le cadre de procès et d’enquêtes judiciaires – et par le détail - les traitements qu’elle avait subis. Alors qu’elle s’apprêtait à obéir à une injonction intériorisée et à (me) les raconter une  énième fois, elle a cherché mon regard d’un air ému en se taisant soulagée quand elle a compris, sans un mot de ma part, que je ne lui en demandais pas tant. Et qu’elle n’avait pas ici à se donner cette peine, ni plus besoin de (me) prouver qu’elle avait été violentée. Je pense à une autre qui un jour m’a remerciée en me disant « vous au moins vous ne vous délectez pas de mes fantasmes. Vous savez, j’en avais marre qu’on me demande de me raconter et de les raconter, en long en large et en travers, et qu’on me laisse me dém…er toute seule avec eux. » 

Le besoin de savoir et de vérifier est humain, mais autant ne pas le satisfaire quand ce qu’il a tendance a privilégier va à l’encontre de la cure.

S’il est, selon moi, déconseillé de laisser une personne s’épuiser à raconter ses maltraitances ou une folie ressentie, au risque d’en tirer de part et d’autre une nouvelle jouissance, en revanche il est vital de lui faire sentir que cette maltraitance fait sens, qu’elle est une réalité, et qu’elle fait réalité dans le monde de l’autre. C’est alors que l’analysant peut commencer à échapper aux méfaits de ce à quoi il n’a pu que se soumettre. Apprendre à s’y soustraire ne commence qu’une fois les effets actés : enfin pris en compte ils cessent de hanter le sujet de l’inconscient.

Ne pas entrer dans l’intimité de l’analysant, au-delà de certaines limites qui  s’imposent dans le cadre d’un transfert bien établi, mais le laisser déverser ce qu’il a en excès, sans le forcer à dire ce qu’il ne veut ou ne peut pas dire, le laisser aller lorsqu’il ne peut se délivrer qu’en se livrant, c’est ce que recommande aussi l’attention flottante.

L’analysant qui se sent porté par l’attention de son analyste est amené à revivre (sans s’inquiéter outre mesure) sensations, émotions et traumatismes. C’est alors que ses blessures narcissiques peuvent être pansées et pensées, et leur cicatrisation envisagée. Un enfant martyrisé, submergé par la honte d’avoir subi et supporté l’insupportable, confus de n’avoir su faire autrement que de s’être laissé faire, pourra se reposer et se reconstituer dans le silence, après s’être délivré, car il se sera senti mis en sécurité par l’attention dont il est l’objet.

L’analysant, mais aussi toute personne qui fait un premier pas vers un psychanalyste a d’abord besoin de se sentir accueilli. Cet accueil qui vaut pour écoute permet au travail de se faire, au moins autant que les mots.

L’écoute donne du poids, de la valeur à ses paroles comme à son effort d’entrer en relation et aux formations de l’inconscient à travers lesquelles il communique tant bien que mal dans l’espoir d’être soulagé pour enfin bien communiquer. Elle lui accorde une présence. Ce poids, cette valeur, cette présence l’incitent à prendre corps, ou à bien se sentir dans son corps. L’attention juste communique un sentiment de justesse, de légitimité – qui d’ailleurs peut se traduire par le sentiment de ne plus subir d’injustice ou le désir de ne plus en faire subir. La personne qui se sent comprise renoue avec ses perceptions et en acquiert de la force. Grâce à cette force, le recours aux symptômes s’estompe progressivement. Bien sûr cela n’est pas magique, et ne va pas sans la traversée de caps difficiles qui semblent plus d’une fois insurmontables, mais néanmoins l’effet est comme magique, lorsqu’on le constate avec recul…

Pour en arriver là l’analysant doit avoir l’assurance d’être écouté. Il doit aussi éprouver le sentiment d’être et d’avoir été entendu. Autrement dit, il doit découvrir le sentiment d’exister (pour l’autre) dans toute sa dimension singulière.

Le lien privilégié qu’autorise le transfert en psychanalyse est en quelque sorte le garant de cette entente. Mise en relation étroite et intime entre deux, la psychanalyse par le biais de cette règle fondamentale permet de définir la qualité d’une attention propre à communiquer la force de devenir soi-même et à se prendre en charge pour le sujet qui en bénéficie. C’est cette expérience qu’aime à transmettre l’analyste.

 

Ainsi peut-on dire que réceptive aux productions de l’inconscient, la cure analytique est la formation par excellence à une écoute attentive. Car d’une part, elle offre l’expérience d’être et d’avoir été écouté et l’assurance de s’être senti entendu. D’autre part, elle apprend à s’écouter soi-même et de ce fait à être en mesure de mieux écouter l’autre. Avec elle, rien n’est négligeable, on n’a de cesse de découvrir le sens de la nuance, la portée du signe, la valeur de l’expérience…

Elle n’est cependant ni l’unique ni une panacée … !

 

 

Virginie Megglé

Janvier 2008

 



[1] Celle d’une mère ou celle d’un père. Ou de toute autre personne bienveillante, désireuse d’encourager la vie. 

07/07/2013
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