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Anorexie, langage du corps ? Ou de l’esprit ? Variations autour de quelques thèmes…
Anorexie, langage du corps ? Ou de l’esprit ?
Variations autour de quelques thèmes…
Antigone : « Je ne suis pas faite pour vivre avec ta haine, mais pour être avec ce que j'aime »
Créon : «Va donc partager l’amour parmi les morts »
Antigone de Sophocle
Jean et Mayotte Bollack (éditions de Minuit, 1999)
« Less is More »
Ludwig Mies van der Rohe
d'après Robert Browning
L’esprit souffle...
Humains, nous pouvons survivre tout en nous passant de boire ou de manger, durant plusieurs jours ; nous éprouvons un manque bien sûr mais nous nous maintenons en vie. Tandis qu’il nous est impossible, au-delà de quelques minutes pour les mieux entrainés, de nous passer de respirer.
Respire[1]… Inspire … expire… Attention… que ce souffle ne soit pas le dernier… La spiritualité n’est pas un vain mot pour qui a du mal à s’incarner…
La mort (physique) menaçant dit-on qui peine à se nourrir, on a tendance à penser et vouloir agir à sa place « pour son bien » dit-on, et à l’enfermer, afin de l’empêcher de mettre ses jours en danger.
Longtemps, l’isolement total fut ainsi préconisé comme mode thérapeutique essentiel pour l’enfant anorexique. Le cadre « hospitalier » se substituant au milieu familial, toutes relations entre l’enfant et ce dernier étaient interdites, jusqu’à ce qu’il ait atteint le poids supposé bon pour lui…
Cela se produit encore de nos jours, plus souvent qu’on ne croit.
Couper l’enfant de ses racines, le séparer de ses parents, de sa famille, et le contraindre à nourrir son corps sans prendre soin ni de son âme, ni de son esprit, ni de son cœur… il n’en faut pas plus pour entraver ce processus de défense vitale qu’est la perte d’appétit et déclencher une maladie, dont on rendra bientôt l’enfant fautif.
L’anorexie est pourtant d’abord un état, un état d’être… avant d’être réduite à une certaine nosographie…
Comment imaginer exiler plus encore celui qui souffre déjà de se vivre en exil ? Autant se persuader que c’est par la peur que l’on guérirait de la peur, que c’est en les dépossédant plus que l’on mettrait fin au malheur des indigents … ou que c’est en le punissant que l’on apaiserait celui qui ne comprend pas pourquoi il a été, nourrisson, abandonné….
Les conséquences médicales d’un tel traitement sont on ne peut plus mortifères… À force de vouloir guérir on induit de la maladie.
Avant d’enfermer un corps pour forcer l’âme qui l’habite à avaler ce qu’elle ne sait en certains instants que refuser, avant de l’enfermer à l’en rendre malade, ne peut-on écouter ce qui cherche à se faire entendre – ici et maintenant - derrière un présumé refus?
Ne pourrions-nous pas, nous vivants qui mangeons à notre faim, (dit-on ? croit-on ?) nous en inspirer… Et nous nourrir au moins un peu de ce que nous souffle et nous insuffle l’anorexie plutôt que de nous acharner à conformer le corps, dont émane le refus, à notre volonté.
L’espoir dit-on fait vivre, autant dire qu’il est immense chez celle ou celui qui ne peut plus rien absorber sinon de l’air… Inspire, expire, respire… Inspire, expire… Attention… que ce souffle ne soit pas le dernier…
La spiritualité alors n’est pas un vain mot pour qui a du mal à s’incarner…
Qui dit l’immatériel dit aussi la vie… C’est en alimentant le souffle qui l’entretient et en nourrissant leur esprit, que survivent dans l’espoir de vivre, les personnes dites anorexiques.
L’esprit serait comme un souffle impalpable de l’amour et l’anorexie une émanation énigmatique de l’esprit.
Anorexie, les filles oui mais les garçons aussi…
« J'ai fait connaissance d'un mot qui désigne un état dont je souffre depuis quelques mois; un très beau mot : anorexie. De αν, privatif, et ορέγομαι, désirer. Il signifie absence d'appétit (…) Ce terme n'est guère employé que par les docteurs; n'importe : j'en ai besoin. Que je souffre d'anorexie, c'est trop dire : le pire c'est que je n'en souffre presque pas; mais mon inappétence physique et intellectuelle est devenue telle que parfois je ne sais plus bien ce qui me maintient encore en vie sinon l'habitude de vivre. »
André Gide, Ainsi soit-il, in Souvenirs, La Pléïade., p. 1164.
Ces quelques phrases de Gide traduisent bien l'ambiguïté inhérente à l’anorexie. Est-ce une souffrance? Est-ce une maladie? Est-ce un bien ou un mal ? Un déni ou une affirmation ?
Régression dit-on, aménorrhée… refus de la féminité ? Mais qu’en est-il alors de l’homme qui lui aussi est catalogué ou se reconnaît anorexique ?
Il semblerait que la description médicale de l’anorexie mentale ait été taillée sur mesures pour les jeunes filles.
À moins d’être Gide et de tirer un plaisir savoureux des mots, se dire, se déclarer anorexique pour un garçon resterait délicat …
Michaud pour sa part a projeté sans le nommer son mal insaisissable dans de courts récits qui racontent les démêlés de Plume avec la vie, et ses mésaventures parmi les humains tandis que la Métamorphose de Kafka décrit magnifiquement le phénomène de l’exclusion et de la disparition d’un corps.
De jeunes garçons, peinant à s’alimenter diminueront aux aussi progressivement la nourriture pour compenser le manque à être ou s’emploieront sans rien en dire à brûler chaque calorie ingurgitée.
Appétit
C’est en s’affamant qu’il ou elle retrouve l’appétit perdu, et qu’à travers son « non » à la nourriture alimentaire (maternelle, terrestre) l’anorexique cultive le germe du désir et dit oui à la vie… s’affamant à défaut de pouvoir faire autrement … en attendant de pouvoir faire autrement…
L’anorexie dit la souffrance de qui aimerait… mais ne peut… avaler… Oui « ça » régurgite, « ça » dissimule… La gorge se resserre, l’estomac se contracte, et si quelqu’un s’aventure à forcer le passage, « ça » se carapace ou se cadenasse plus encore. Mensonge, mort, abandon, mélancolie noire, trahison, haine, amertume, désespoir, qui s’immiscent dans le lait nourricier, empoisonnent…
Quand la nourriture affective s’avère empoisonnante pour l’enfant, quand l’absence se rappelle par l’absence dans toute sa cruauté et sa saveur désespérante, la jeune fille ou le jeune homme d’instinct s’affame et à force de s’affamer… finit par retrouver l’appétit : le désir en son germe, à sa source première, là où elle (ou il) avait dit oui à l’amour à la vie.
Ici, se passer de nourriture peut être entendu comme une façon de (re)trouver le goût (de vivre), et de rééquilibrer son désir.
Hyperesthésie
« Elle avait une hyperesthésie morale : tout la faisait souffrir : sa conscience était à nu. »
R. Rolland, Jean-Christophe, Les amies, p. 1114.
"Les anorexiques montraient aussi des spécificités dans la perception olfactive, dans la mesure où ils ont une haute sensibilité olfactive mais aussi épidermique, (…). Ces anomalies de la fonction olfactive peuvent être mises en rapport avec des dysfonctionnements spécifiques périphérique (épithélium olfactif) ou central (système nerveux central: bulbe olfactif ou différentes zones limbiques, corticales)."[2]
Sensibilité à fleur de peau ? Extrême émotivité ? Comment nommer ce « mal » qui s’exprime par l’amaigrissement progressif d’un corps? Qu’il soulève de la gêne ou de la pitié, de l’effroi ou de la répugnance, de l’indignation ou de l’agacement… il réveille toujours quelque part en nous cette inquiétude que nous mettons tant de temps à réprimer, au risque de la transformer en une sourde mais culpabilisante culpabilité…
Soulignons au passage qu’une « haute sensibilité » est qualifiée ici d’anomalie… !
Si un mot devait caractériser ce qui anime l’anorexie, ne serait-ce pas l’hyperesthésie ?….
Écorchée… hyper sensible hyper émotive… vulnérable, allergique à la contrariété… Quand les chairs sont à vif, la conscience à nue, et l’inconscient branché en prise directe sur le réel, comment pourrait-il en aller autrement… ? froissée, fripée, chiffonnée… se dit l’âme… chamboulé déboussolé désemparé, l’esprit… Avec le corps qui s’effondre ou menace de s’effondrer, la disparition incontrôlable de l’appétit s’inscrit alors comme un mode de survie ….
Elle peine à s'incarner
sans se sentir
sitôt trahie
par ce corps qui
tantôt l'emprisonne
tantôt l'abandonne
C’est une jeune fille que l’on dit anorexique
Ébranlable et résistant
tel le roseau
mais fragile
il se fait cassant
car il ne sait
ni ne peut… plier…
C’est un jeune homme anorexique
Une hyperesthésie .... De cela il semble qu’ils souffrent …Ce mot aurait pu être inventé pour elle et lui… Ce qui se vit à travers le filtre de l’anorexie produit la plupart du temps un effet de débordement… la respiration du monde, par tous les pores, ne procède à aucune sélection…
submergés, comme noyés, sous le flux des informations, c’est alors comme s’ils se volatilisaient pour se préserver et être enfin reconnus…
Mais détrompez-vous ; ce n’est pas leur maigreur qui décuple leur sensibilité,
non,
c’est cette sensibilité qui fait naître en eux l’irrésistible besoin de réduire leur surface sensible ou de la protéger en s’anesthésiant au contact de ce qui, trop douloureux, ne peut être évité.
Mal dans leur corps, faute d’enveloppe protectrice, ils se fixent sur un détail pour tenter d’interrompre l’excès de sensations… « Tous ces bouts de moi que je n'aime pas tous ces bouts laids comme des boulets comment s’en débarrasser ? Mon dieu que cette cuisse qui incarne ma gêne est énorme, comment m’en délester ?»
L'hyperesthésie multiplie et prolonge toute impression à l’infini…
Appétit … encore
Appétit : voir « pétition » propose un excellent dictionnaire d’étymologie de la langue française. « Appétit, tout comme pétition se rattache au verbe latin petere, dont les sens primitifs « voler vers » et « se précipiter » sont représentés en grec par deux verbes différents de même racine « ptesthai » et « piptein»…
D’autre mots rattachés à la même racine contiennent aussi l’idée de voler… aile : aptère en grec. Ou le latin penna, plume en français que l’anglais a conservé… Pen, pencil…
De même qu’il nous arrive d’écrire avec une plume, l’anglais lui le fait « with a pen »…. Et sans doute Michaud a-t-il laissé courir la sienne pour donner naissance à son anti-héros, passé maître dans l’art de la discrétion et animé par la constante impression de ne pas faire le poids, …
Être dépenaillé équivaut à être déplumé… et qui perd l’appétit devient vite un poids plume…
L’idée de « précipitation », contenue dans « petere » est restée favorablement dans les mots tels que impétueux (in – pétus) qui signifie l’élan vers (l’extérieur) et a donné impétuosité… qui marque la fougue, l’ardeur propre à la jeunesse… On comprend qu’une adolescente privée de cette fougue n’ait pas grand appétit. Mais on aurait tort ici de prétendre que le manque de fougue est la conséquence d’une trop faible alimentation. Il en va autrement, c’est l’appétit qui se calque sur le manque apparent de fougue… Apparent, en effet, car une force vitale immense est requise pour signifier le désir de vivre par l’impossibilité à se nourrir ! Si la jeune fille était pétulante avant de devenir anorexique, c’est bien qu’elle prenait quelque plaisir à la vie et ce n’est pas par plaisir qu’elle perdit l’appétit… Mais parce qu’elle a perdu celui-ci que progressivement sa pétulance, chère à ceux qui bénéficiaient de ses charmes, a disparu.
De l’idée de précipitation, poursuit le dictionnaire, on passe facilement à celle de « vif désir » et de « sollicitation » - et donc à appétit et appétence, ce dont semble manquer si cruellement celui qui ne sait s’exprimer que par le refus de s’alimenter « comme tout le monde… » ; mais aussi à pétition qui exprime telle une prière … une demande à aller vers…
Et là on peut entendre le mot « anorexie » à la fois comme la perte de l’appétence mais aussi comme celle de la possibilité de prendre son envol. Comme une sorte de pétition aux motivations inconscientes pour réclamer le droit à l’amour et au respect, non seulement pour elle mais aussi pour lui. Comme le suggère Antigone, la vie de l’un ne pouvant aller sans celle de l’autre, ni celle de l’une au détriment de celle de l’autre…
Quelque chose retiendrait dans son mouvement celui ou celle dont l’appétit diminue… ainsi mal armé par une sensibilité exacerbée…
Être anorexique avant que de le devenir…
Ainsi l’anorexie pourrait-elle être considérée comme une « pétition » particulière qu’il nous faudrait dans chaque cas savoir particulièrement déchiffrer. Moins qu’un refus, elle traduit l’impossibilité à avaler ce qui s’avère empoisonné ou empoisonnant sous des dehors édulcorés ou séduisants ; le sucre étant souvent l’annonce des plus terribles poisons… Elle serait l’affirmation paradoxale du désir de vivre quitte à emprunter un instant – pour l’expulser - les oripeaux de la mort, qui agit en elle invisible et aveuglante figure…
Plus qu’une maladie elle est avant tout - et avant de devenir le mal à dire de la personne qui en souffre – le symptôme d’une société humaine malade. Le résultat de relations meurtrières portées par la rivalité plus que l’amour, dans une société qui ne veut ni assumer la souffrance qu’elle produit, ni considérer la mort qu’elle engendre et qui la saisit. La perte d’appétit de l’un de l’une ou de l’autre est le symbole du malaise familial, et tout type d’enfermement – ou de mise à l’écart – celui du déni du malaise sociétal.
La vie se soigne ici et maintenant, et le mal ne peut être considéré hors du terrain qui l’a engendré. La révolte que souffle l’anorexie sur les traces d’Antigone est l’expression du désir de vie en proie à la menace d’être aussitôt étouffé. S’il y a refus en elle, c’est d’abord celui des mécanismes d’une société qui, se réfugiant derrière un fantasme de supériorité, choisit d’interpréter, de façon désobligeante, au nom de la morale, tout ce qui la rappelle à un sentiment d’infériorité…
L’anorexie est alors l’expression mal heureuse de celle ou celui qui n’en peut plus d’être chargé sans un mot de la responsabilité de ce mal pesant à ses épaules…
Cette révolte, bien que redoutable en apparence - pour ce qu’elle interpelle, met en cause et remet en question - constitue l’expression humaine fondamentale de celle ou celui qui ne peut affirmer la vie autrement.
Il ne lui resterait qu’une voix
Une voix seulement
Pour laisser place à l’écrit
Une voix qui se perd et se fond en un cri
Au nom de l’âme sœur
Tout se passe comme si le corps était obligé de se volatiliser pour laisser passer la voix
comme si la voix ne pouvait que s’éteindre pour laisser parler l’écrit
Ainsi le corps de l'anorexie est-il l'écriture de son histoire en ce qu’il porte et transporte d'indicible et d'inarticulable....
Ne pas manger donne de l'ossature lorsque l'on se sent abandonné
Lorsque aucune chair maternelle n’a su nous porter ou pu nous supporter
Et que l’on incarne à nos dépends la mort dans l'inconscient familial et collectif[3], et tout ce qu’elle draine en son sillage de vulnérabilité et d’insécurité…
Anorexie et exil
L’être humain naissant ou adolescent se révolte pour réclamer ce qui lui manque, refuser ce qui le blesse, tenter de se protéger de ce qui l’excède… Quand il se sent compris, il cesse d'exiger et apprend à exister en sublimant le manque…
Si ses besoins essentiels sont négligés, s’il reçoit trop peu ou en excès, l’absence ouvre une plaie béante, le trop perçu provoque une excroissance encombrante, tous deux envahissent les sens. Le sentiment d’insécurité s’aggrave au détriment de l’appétit…
Autre à l'écart des autres, sans autre pour lui dire qu'il existe ni l'encourager à exister le « je » porteur d’espoir se sent déporté par le courant et plus encore exilé.
Anorexie
« Atteintes d’une affection désignée sous le nom d’anorexie mentale », disait-on au siècle dernier. Et pourtant… pas plus qu’elle n’est contagieuse, l’anorexie n’est une maladie qui s’attrape !
On ne devient pas anorexique, mais l’on naît anorexique potentiellement ; avec cette fragilité du désir et son intensité simultanée… Entre hypersensibilité, hyperréactivité, hyperémotivité, comment apprendre à vivre ? Comment se prémunir chaque jour non pas contre l’anorexie, mais contre ce qui, sollicitant à l’excès les sens aiguisés, est ressenti telle une agression susceptible de faire glisser dans l’anorexie… ?
Qui n’a pas son grain de folie ni la moindre trace de maladie… ?
Anorexique, on le reste après l’avoir été, comme on l’est déjà avant de le devenir… … On ne se guérit jamais d’être ni d’avoir été… pas plus que de soi-même.
Affirmation paradoxale d’une présence par sa disparition, expérience tragique du vide et fuite du plein dans l’espoir que plus rien ne vienne jeter le trouble… C’est l’expression d’un corps qu’envahit la douleur et d’une âme en exil dans ce corps en souffrance… balloté au gré de l’émotion, il s’en protège en disparaissant, traqué par la folie, fuyant la maladie, écorché, mis à nu, pelé, dépecé…
Mort, abandon, trahison, rivalités envenimées... L’histoire de l’humanité laisse d’invisibles bleus à l’âme de celles et ceux (anorexiques) qui sont à leur corps défendant la chambre d’écho de toutes sortes d’accidents.
Qui souffre d’anorexie aura, avant même que cette dernière ne se déclare, l’impression de se liquéfier de perdre sa substance de se fondre se diluer dans la masse quand le flot des informations qui lui sont transmissent, le submergent, le dépassent.
Le corps qui se dissout alors rappelle les bleus à l’âme
Un peu de publicité sur les ravages de l'anorexie... !
Récemment, des publicitaires américains ont reproduit et retouché l’ Olympia de Manet, pour les besoins d’une campagne de « prévention contre l’anorexie » dit-on. La jeune femme exhibe sur les affiches une nudité cadavérique répulsive...
Le but de la campagne ? « Effrayer les femmes en leur montrant - ainsi à quoi elles ressemblent vraiment. » [4]
Qui ne souffre pas dans ses chairs au point d’en venir par nécessité vitale à réduire sa surface sensible saura-t-il comprendre que l’on n’a pas à reprocher ce dont il souffre à celui qui en souffre … ? Ni à chercher à l’en effarer…
« Si les jeunes filles atteintes de cette redoutable maladie pouvaient ainsi se voir en ce miroir, et se sentir horrifiée par leur reflet... L'Art est un appel aux sens, au désir, à l'appétit de vivre. Souhaitons qu'il soit contagieux ! »[5],
peut-on lire dans un commentaire qui vante les mérites et le bienfondé de cette publicité.
L’imagination des concepteurs est ici écœurante et plus que la maigreur, c’est le traitement qui est fait à l’art qui se révèle effrayant. En quoi dérange-t-il pour qu’à l’instar de la pudeur adolescente il soit ainsi maltraité?
« Dénoncer l'anorexie », « lutter contre l'anorexie », « atteintes de cette redoutable maladie » Non, l’anorexie n’est pas un mal extérieur dont il faudrait se protéger, aucun vaccin aucun bouclier ne suffirait à l’éradiquer… C'est le mode (passager) d'expression de personnes qui n’ont d'autres mécanismes de défense face à ce qui est perçu par eux telles des agressions sans que le commun des mortels ne sache le repérer.
Bien que le désir de ne plus souffrir soit prépondérant dans tout processus de guérison, il ne suffit pas de « se sentir horrifié » par le « reflet » de sa douleur pour en venir à bout. Surtout que l’effroi absorbe et épuise la majeure partie de l’énergie… Attiser, réactiver le désir (de vivre) par le plaisir est vital avant que le dégoût ne prenne le dessus. Toute intimidation menaçante risque d’étouffer ce qui subsiste en germe d’appétit… Plutôt qu’en exaspérant la frayeur, c’est en transmettant des forces que l’on soutient.
Pourquoi cette tendance à rendre les jeunes gens coupables de leur peine comme si celle-ci n’était tributaire que de leur seule volonté ? Et le symptôme indépendant du milieu qui le génère…
Comment par ailleurs peut-on imaginer influencer « les anorexiques » dans un sens sans imaginer influencer les « non anorexiques » dans le même sens … ?
Les anorexiques ne sont pas des êtres à part.
Ce n’est pas parce que l’expression de leur douleur nous échappe, qu’elle n’échappe pas aussi dans un premier temps à ceux qui en souffrent au moment où ils en souffrent.
Cessons de jouer à l’apprenti sorcier, en nous persuadant que nous viendrons à bout de tout par une décision autoritaire… La lutte prétendument engagée contre l’insécurité, depuis maintenant plusieurs années, n’a pas produit les effets escomptés ; on pourrait même dire qu’elle a participé à affoler les esprits… Sachant qu’à l’origine de l’anorexie se trouve un profond sentiment d’insécurité, efforçons-nous de ne pas l’exacerber. Acceptons sa part de mystère… La vie elle-même est énigmatique !
La souffrance est le lot commun de l’humanité - et pas seulement le sien, sans aucun doute - cessons de se la reprocher les uns les autres, cessons de la représenter comme une manifestation si honteuse qu’il ne resterait qu’à la dissimuler…
Cette publicité étale avec violence la nudité de l’autre[6] et porte atteinte à son intégrité… Pourquoi cette instrumentalisation de la douleur? Pourquoi le détournement d’un chef d’œuvre ? Cette manipulation de l’art alimente et perpétue le mensonge à l’origine de l’anorexie …Comment peut-on imaginer qu’elle puisse en venir à bout !
L'écrit du corps
L’anorexie révèle – ou réveille en nous à notre insu - ce que nous n’aimons pas voir, ce sur quoi nous n’aimons pas nous arrêter. Prendre le temps de l’entendre c’est d’une certaine façon prendre le temps de s’entendre – soi-même – c’est aussi une façon de ne plus la considérer comme une ennemie, mais de prendre soin de soi en se penchant sur elle, à condition de ne pas vouloir y mettre fin arbitrairement, mais d’entendre ce qu’elle vient, ce qu’elle est venue… nous dire.
Ce n’est pas pour rien qu’Antigone continue à se faire entendre par delà les siècles, et que de nombreux auteurs se font fait le porte-voix de cette féminité blessée qui affirmait la nécessité de respecter son frère et de pardonner à son père; autrement dit que la vie du féminin ne va pas sans celle du masculin… Aujourd’hui, nous cherchons le savoir dans les livres scientifiques, mais l’anorexie est aussi un écrit qui gagne à être décrypté… Cocteau, Anouilh, Sophocle … se sont appliqués à faire entendre ce qui se raconte à travers elle… Pourquoi ne pas nous en inspirer plutôt que de prendre le relais de Créon en la dénonçant sans pitié comme un mal extrême à éradiquer. Sourd et aveugle aux propos de sa nièce, à force de camper dans ses retranchements tout en croyant détenir la raison, il consacra dans un même geste le désespoir d’Antigone et le malheur de son fils.
Il n'est de souffrance personnelle qui ne soit en lien avec l'autre
Doux leurre
On ne meurt pas d’anorexie mais des conséquences des mauvais traitements consécutifs ou inhérents à l’anorexie… C’est en acceptant de considérer la douleur qu’elle exprime que l'on peut envisager de l’atténuer. C'est pourquoi il nous faut apprendre à ne pas fermer mais ouvrir les yeux devant elle. D'abord éblouissante la lumière faite sur ce qui l’a occasionnée se fait bientôt apaisante. On en recueille que des bienfaits.
Expression intime de l’humanité qui n’aurait pas à être portée sur la place publique… l'anorexie fait peur, dégoûte, irrite, effraie, angoisse, agace? Mais ce qui cause la douleur (et qui cause dans la douleur) est rarement plaisant à voir. On parle de lutte contre l'anorexie, de saccage à éviter, d’atrocité, de hideur, de carnages, comme s'il fallait tenir le mal ravageur de l'anorexie à distance … Comme s’il était une plaie venue d’ailleurs; un ennemi, un virus, un intolérable étranger, elle est pourtant une manifestation intrinsèque à l’humanité. En germe ou en puissance, plus ou moins développé, quand il se déclare chez l’un ou l’une, il entre en écho avec celui de l’autre…. C'est la société humaine qui le génère… Les faits sont plus cruels que nous n’acceptons de l’avouer.
À travers les guerres sociales, religieuses, intestines nous sommes tous au moins un peu touchés par « l'horreur ». Autant l’approcher avec bienveillance afin d’éviter qu’elle ne s’accroisse et ne se répande en blessures. Une fois osée cette démarche, on se sent mille fois mieux après qu'avant. Non seulement vis-à-vis de soi-même mais plus aptes à partager. La vie est histoire de relations, celles-ci sont alors plus équilibrées, plus fructueuses. Bien campé dans son corps, le plaisir est partageable. Il n'en est de véritable que partagé.
Eating disorder is complex
Synonyme de victoire sur les influences négatives, le regain de vie est toujours plus long à venir qu'on ne le souhaite. L’impatience se dissimule derrière l’exigence. Apprendre à vivre avec son corps et toutes les sensations qu'il transmet ... le découvrir dans le chaos des émotions qui le bouscule, apaiser les impressions de déchirement qu’il procure, apprendre à le couvrir, aussi, à le tenir... à le porter, à le nourrir, à l’envelopper. Apprendre à en sentir les formes, à les aimer, sans céder aux premières fièvres de l'enthousiasme, permet d’éviter de graves rechutes.
Minimiser le regard des proches lorsqu'il ne tient pas compte du désarroi de celui qui l’habite ni n’en perçoit la douleur.
Accepter ce corps qui ne s'est pas toujours senti accepté à la naissance. Ne pas céder au découragement... Se faire confiance. Parfaire l’incarnation… Les fonctions organiques reviennent avec le temps ... pour qui est animé du désir d'être et de se sentir vivant... L'être a besoin de manger mais aussi d'apprendre à s'aimer intérieurement en toute humanité, dans ce corps que l’émotion chahute et que seule la présence aimante apaise re-énergise, régénère…
Le désir insistant impose sa résistance à une indicible adversité : c'est à l'écoute de celui-ci qu'il s'agit d'être. C'est celui-ci qu'en termes d'amour il s'agit de laisser émerger.
Alors l’anorexie c'est une fois de plus l'histoire d'une identité qui peine à s'affirmer entre souffrance et mensonge, dans un corps qui peine à se définir, malgré ce désir (éternellement) naissant qui peine à se formuler, tout comme le corps qui le porte peine à se former…
En cela nous sommes tous un peu anorexiques, quand pour d’intimes raisons, l’appétit ne serait-ce qu’un instant se refuse à nous.
Ce n'est pas étonnant qu'on voit fleurir l'anorexie à travers tous ces corps de jeunes filles qui se demandent dans une société d'abondance si elles ont vraiment besoin de tout ce dont on "les gave" "pour leur bien". Ce faisant elles (s’) interrogent et interpellent sur ce qu’on leur demande en contrepartie de ce gavage, qui, en promettant un vague et supposé bonheur tel un objet de consommation parmi d'autres, annihile les capacités à créer le sien.
Un corps, et après …
il ne suffit pas de trouver ou retrouver une masse physique pour ... faire le poids... Avec les grammes resurgissent les vulnérabilités contre lesquelles l'anorexie parait...
Quand les sens en éveil s'allument en tous sens, l’appel d’air se fait intense et la faim aussi grande que l’espoir...
La sensibilité est à son paroxysme…
C'est alors qu’une présence aux vertus thérapeutiques peut s’avérer nécessaire. La où le corps s'exprimait par rétrécissement ou évaporation, jaillissent, aux côtés des anciennes de nouvelles douleurs: physiques ou psychiques: vertiges, angoisse, dépression. Un processus de guérison ne peut se faire sans un soutien à toute épreuve jusqu’à ce que la greffe ait prise…
S’alléger …
"La fatigue excessive qui en[7] résulte témoigne aussi des conséquences pour l'organisme, sans parler des crises d'angoisses que déclenche l'idée même de devoir passer à table. " lit-on encore sur internet.
Contrairement aux idées courantes, la fatigue, dans un premier temps, ne découle pas du fait de la petite quantité de nourriture ingurgitée; l’anorexique mange peu car elle ou il est fatigué. Le jeûne lui confère une impression apaisante d’apesanteur tandis que le chagrin, la dépression, le deuil, la mélancolie, l’abandon, l'insécurité enfouie au plus profond de soi, l’écrasent sous leur poids.
Le vide
Quand le vide dit l’abandon, l’absence, la disparition, l’imminence de la mort possible ou la traitrise qui trompe la fin, le corps n’en pouvant plus de ne pouvoir le supporter se vide pour y échapper, tout en nourrissant l’espoir de sauver ce qui lui reste de vie.
Métaphore ?
L’anorexie serait le « saturnisme psychique » de ceux dont les besoins vitaux ont été négligés à la naissance et dont le cœur plombé par l’indifférence maternelle ou le manque de chaleur a besoin d’être désempoisonné, comme un acte de réanimation chaque fois que le corps chancelle.
Il n’est pas question ici de maladie, au sens médical du terme, mais d'une certaine sensibilité qui accroit l'inquiétude et renforce les sentiments d'isolement, d'exclusion, d’insécurité, d'abandon que tout être humain a cependant l'occasion de vivre... Tout choc ici est susceptible de faire traumatisme et sous le coup de ses effets amplifiés, le prendre chair, le prendre corps, est pour le moins troublant....
Ainsi, l’anorexie est-elle un programme de survie incluant la mort qui l’habite… Quand l’incapacité d’ingurgiter s’impose en toute inconscience à celui qui ne sait (s’)affirmer autrement … on ne peut le contraindre à absorber ce que un « je ne sais quoi » en elle ou en lui refuse, sans transformer son symptôme en maladie.
Dans un monde où la matière est mise à l'honneur, comme garante de la véracité de la vie, tout se passe comme s’il fallait prouver la vie, sitôt qu’elle se différencie de ceux qui ne doutent pas de la leur …
Virginie Megglé
Octobre 2009
[1] Esprit, espoir, espérance, spiritualité, inspiration, respiration, expirer, etc… sont formés à partir de la même racine latine, spiritum, souffle et âme. Âme, de son côté, est formé sur le latin anima (masc.. animum) dont les sens étaient souffle de vie, esprit, âme.
[2] In « Que nous apprennent les neurosciences sur l’olfaction ». http://www.lemensuel.net/2009/05/27/que-nous-apprennent-les-neurosciences-sur-l’olfaction/
[3] L’apparence à la fois squelettique et fantomatique de la maigreur anorexique est le support de fantasmes et de projections de tout un chacun concernant la mort, et qui sont en temps ordinaire refoulés… Comme si cette « figure dérangeante» venait déterrer ou réveiller les morts et le climat d’effroi qu’ils génèrent à travers les moments les plus pénibles de l’histoire… camps d’extermination et de concentration, grandes famines, guerres, etc…
http://www.elle.fr/elle/Societe/News/Anorexie-choquer-pour-mieux-guerir/(gid)/947059#
http://deliredelart.20minutes-blogs.fr/archive/2009/08/30/l-olympia-de-manet-en-campagne-contre-l-anorexie.html
« Pauvre Manet ! S'il avait su qu'un jour sa belle Olympia, si sensuelle, irait si mal ! C'est pourtant le sort peu enviable que les créatifs de l'agence Ogilvy ont réservé à la célèbre "Odalisque" peinte en 1863 par le maître impressionniste et qui avait fait tant scandale au Salon des Refusés à Paris. Aujourd'hui, cette nudité a inspiré les publicitaires pour une campagne de prévention contre l'anorexie aux Etats-Unis. Dans le magazine Beaux-Arts de septembre, Marie Darrieussecq écrit : "ici, le ruban devient garrot, le bouquet est un voeu de rétablissement et ses pétales sont plus charnus que ce qui reste de chair." Selon les chiffres du ministère de la Santé, près de 40.000 personnes seraient touchées par l'anorexie en France. Si les jeunes filles atteintes de cette redoutable maladie pouvaient ainsi se voir en ce miroir, et se sentir horrifiée par leur reflet... L'Art est un appel aus sens, au désir, à l'appétit de vivre. Souhaitons qu'il soit contagieux ! »
[5] Voir note précédente
[6] Au contraire de Manet qui en offrait une vision apaisée.
[7] De l’anorexie
Article paru dans la revue La matière et l'esprit numéros 14-15 - Université de Mons / Lansman Éditeur
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