Chaque visage est le Sinaï d'où procède la voix qui interdit le meurtre - Lévinas

Psychanalyse et cinéma Arnaud Desplechin

Cinéma et psychanalyse, fiction et réalité

 

Ci-dessous une interview d'Arnaud Desplechins au Figaro à propos de son film "Rois et Reine", dans laquelle il évoque la psychanalyse et les liens entre fiction et réalité, rapidement mais avec perspicacité . Suivie d'une autre interview du réalisateur et d'Emmanuelle Devos évoquant leur travail, ainsi qu'une critique du film parus l'un et l'autre dans Libération

 

CINÉMA Avec «Rois et Reine», qui entrelace le comique et le drame, le réalisateur est accusé de s'être inspiré de la vie de l'actrice Marianne Denicourt

Desplechin : le rire, la mort et la polémique

«Je voulais être brutalement tragique et brutalement comique», explique Arnaud Desplechin au sujet de Rois et Reine. Le cinéaste, à travers deux destins traités en parallèle, mélange mélodrame et burlesque. Nora (Emmanuelle Devos) et Ismaël (Mathieu Amalric) sont rois en leur douleur dans ce récit, irrésistiblement drôle et triste, qui tourne autour de la folie, de la solitude, de la vie, de la mort, de l'amour. Une féerie mythologique avec des personnages d'aujourd'hui, remplie de références cinéphiliques et qui prête à polémique...

 

Propos recueillis par Emmanuèle Frois

[22 décembre 2004]

 

Nora (Emmanuelle Devos) et Ismaël (Mathieu Amalric) : deux destins traités en parallèle, dans un film qui mélange mélodrame et burlesque.

(Photo DR)

 

 

 

LE FIGARO. – La vie serait-elle un grand échiquier ?

 

 

 

Arnaud DESPLECHIN. – Je me suis inspiré des cinq vers d'une poésie de Michel Leiris, «Rois sans arroi, Reine sans arène, Tour trouée, Fou à lier, Cavalier seul». Je voulais montrer ce qu'il peut y avoir d'immense, de vertigineux, de majestueux dans nos vies alors qu'on a l'impression qu'elles n'ont rien d'extraordinaire. Dans Rois et Reine, il y a deux histoires parallèles, celle de Nora et celle d'Ismaël, qui vont finalement se dénouer sur un même échiquier. Nora va devoir traverser toutes ses épreuves, seule. Il faudra qu'elle existe par elle-même tout comme la Nora de la Maison de poupée d'Ibsen, d'abord enfermée puis libre. En général, pendant l'écriture du scénario je n'ai pas encore les noms des personnages ni le titre du film. Les héros, je les appelle X ou Y. Ensuite, c'est un long travail de mettre en place toute une géographie mythologique et romanesque des noms, de faire des jeux de mots, des euphonies. Ismaël peut évoquer, chez certains, les premiers mots de Moby Dick de Melville, «I Ismael», ou se référer à la Bible.

 

 

 

Rois et Reine est une tragi-comédie. Pourquoi avoir mêlé de façon si extrême le tragique à travers Nora, et le burlesque chaplinesque avec Ismaël ?

 

D'entrée de jeu, c'était une volonté d'associer mélodrame et commedia dell'arte. En général au cinéma, les personnages masculins peuvent se permettre toutes les ambiguïtés, alors que les filles sont cantonnées aux rôles de bonne copine. Elles n'ont pas le droit d'être Ingrid Bergman ! Je voulais qu'une femme puisse affronter le pire et gagner, comme Ingrid Bergman, dans Les Enchaînés.

 

Nora, héroïne hitchcockienne ?

 

Totalement. C'est une femme traquée par la culpabilité. Et qui, finalement, arrive à la balayer, de manière noble. Même trajet pour Ismaël, mais traité de façon différente, triviale, dionysiaque.

 

 

 

Vous partagez un peu des névroses d'Ismaël ou, en tout cas, le même goût pour la psychanalyse, non ?

 

Dans tous mes films je me cache derrière un personnage. Il s'appelle Jean-Jacques. «JeJe», un nom de code assez facile. Un être en retrait, qui est mal aimé par Nora. Si j'étais acteur c'est le genre de personnage que j'aimerais interpréter. C'est très classe, le rôle du mal-aimé.

 

Et dans la vie ?

 

C'est pas mal aussi.

 

Vous êtes masochiste.

 

Non, c'est le goût du roman.

 

Revenons à la psychanalyse...

 

 

 

... Avec le recul, je m'aperçois que j'ai plus un rapport avec toutes les formes de traduction. Je saute d'une signification à l'autre. Dans Comment je me suis disputé, Emmanuelle Devos est traductrice. Dans Esther Kahn, elle se demande ce qui peut être ou non traduit dans la Bible. Avec Leo, en jouant dans La Compagnie des hommes, je traduisais Edward Bond... Je suis un interprète.

 

Pourquoi traiter de nouveau de la mort, thème qui vous hante depuis votre premier film ?

 

C'est quelque chose que j'ai connu jeune, comme dans toutes les familles. Ce que je trouve très cinématographique, c'est que la mort n'est pas plus sacrée que la vie. Dans la vie, rien n'est à jeter. Tout est bon. Isamël peut citer Paul Celan, Batman, un film populaire ou un poème allemand très confus.

 

 

 

La lettre post mortem du père adressée à sa fille Nora est d'une cruauté absolue. Qu'est-ce qui vous l'a inspirée ?

 

Strindberg, j'imagine... Ou bien Le Roi Lear, une terreur d'enfant, le bout d'un roman de Philippe Roth, le film de Bergman Cris et Chuchotements. Le père de Nora est un roi terrible qui l'a brûlée. Il l'aime trop, d'un amour malade, presque incestueux. Il y a une violence, une brutalité, le franchissement d'un interdit incroyable. Je me suis également remémoré une nouvelle issue de La Métamorphose de Kafka, avec ce père qui maudit son fils. La malédiction, j'y crois. Et cela me terrifie.

 

 

 

Eh bien vous êtes maudit par Marianne Denicourt. Dans Mauvais Génie (à paraître le 5 janvier, lire ci-dessous), elle vous accuse violemment d'avoir utilisé des morceaux de sa vie, des fantômes de son passé...

 

Je n'ai pas lu ce livre. C'est une campagne de presse massive à laquelle je ne peux répondre.

 

Généralisons, donc. Un artiste peut-il s'approprier une vie, la vampiriser pour les besoins d'une fiction ?

 

Pour ce film, comme pour les précédents, je ne peux me servir que de moi-même. Tout comme je me sens tenu à la même discipline qu'un acteur. J'ai toujours besoin de jouer le rôle devant eux. Pour ressentir physiquement ce qu'ils éprouvent.

 

Il y a d'étranges similitudes entre certains épisodes de votre film et ce qu'elle a vécu.

 

 

 

Sans vouloir être polémique, il me semble que Marianne Denicourt m'a utilisé pour être le personnage d'un livre. Si elle veut que je joue le rôle du méchant, pourquoi pas. Et, puisque je ne le lirai pas, suis-je un méchant crédible ?

 

Oui. Peut-être même très pervers.

 

Elle s'identifie beaucoup au rôle de Nora mais comme vous ne connaissez pas ma vie privée, l'histoire de ma famille, de mes amis, je suis piégé. Je ne dévoilerai pas certains faits lointains qui m'appartiennent. Par ailleurs, je ne dirai jamais du mal d'une actrice que j'aime. Je ne ferai pas de procès. Je suis pour la liberté de création. L'idée d'auto-fiction ne me gêne pas. Je prends cela avec bonhomie.

 

 

 

 

 

Article paru sur le Figaro du 22 décembre 2004





Et pour compléter un critique du film parue par Gérard Lefort, parue dans Libération, le journal, le 22 décembre 2004 encore en ligne comme souvent les articles de Libération sur Libération


ainsi qu'une interview croisée d'Arnaud Desplechin et Emmanuelle Devos, proposée par Antoine de BAECQUE, dans le même quotidien

A l'affiche Deux histoires croisées et un casting aux petits oignons : «Rois & reine», conjugue avec bonheur burlesque et tragique.
Royal !

Par Gérard LEFORT

mercredi 22 décembre 2004 (Liberation - 06:00)

Rois & reine
d'Arnaud Desplechin,
avec Emmanuelle Devos,
Mathieu Amalric, Catherine Deneuve, Maurice Garrel... 2 h 30.



l y a deux films qui se baladent dans Rois & reine. Une histoire drôle, sinistre comme toutes les bonnes blagues. Une histoire triste, qui fait sourire quand elle devient trop cafardeuse. L'histoire d'Ismaël (Mathieu Amalric, au meilleur de lui-même), homme un rien suicidaire et addict au port de la cape de d'Artagnan en plein jour, que sa soeur chérie (Noémie Lvovsky), cette salope, fait enfermer dans un hôpital psychiatrique. L'histoire de Nora (Emmanuelle Devos, extra dans l'ordinaire), une femme raisonnable qui, en attendant de se marier avec un homme riche, beau, bon et donc un peu con (Olivier Rabourdin), vient à Grenoble visiter son vieux papa (Maurice Garrel), brillant professeur de lettres classiques qui va se révéler d'une cruauté virtuose au moment de mourir.

Mise en miroir. Mais cet homme et cette femme ne font pas que se balader, ils font la paire. Nora et Ismaël autrefois se sont aimés. De disjonction en conjonction, ils pourraient se remettre ensemble, à moins que non, merci. D'autant que, tel un saint esprit, flotte sur leur tête l'hypothèque d'une adoption. Elias, le petit garçon que Nora a eu avec Pierre, un autre amant, et dont elle aimerait bien qu'Ismaël se charge. Vaudeville chez les Shakespeare ? Larmes assurées ? Fou rire sur option ? Rois & reine vaut beaucoup mieux que ça.

Desplechin parle de film «en regard». Ce qu'on peut prendre avec tout le tintouin de mise en miroir-mise en abîme, quand le visage de Nora se reflète dans une photo d'elle enfant. «En regard», on le dit aussi dans l'édition. Texte avec en regard sa traduction. De fait, Rois & reine est un film bilingue sans qu'on sache, c'est son charme au sens féerique, où est la VO, où est la VF ? A moins, encore plus merveilleux, qu'il n'y ait aucun texte original, que des traductions. De fait, tout le monde interprète tout le monde dans ce film de ronde enfantine. Parfois un personnage quitte le cercle et, sans filet, se lance au centre pour raconter son histoire. Un peu gêné mais rieur, parce que c'est un plaisir d'inventer autant d'«Il était une fois...».

Toupie humaine. Ce qui peut conduire à décréter que tout est vrai dans Rois & reine. La vision de Catherine Deneuve en psychiatre-chef, une lady africaine (Elsa Woliaston) en griotte psy, et surtout l'apparition d'un fantôme, Pierre, le premier amant de Nora, étrange sosie d'Emmanuel Salinger (acteur-revenant de la Vie des morts, le premier film de Desplechin) en plus jeune (normal, c'est son cadet, Joachim Salinger). Ou encore, lors d'une scène burlesque, Ismaël, coffré dans son HP, endurant une séance de thérapie de groupe et «s'exprimant avec son corps» quand vient son tour: véritable toupie humaine, prince du hip-hop. Rois & reine est criblé de ce genre de bonnes surprises: c'est son droit au coq à l'âne en forme de tête à queue. Le parangon du genre est atteint dans une scène canon où l'on voit des jeunes braquer en vain l'épicerie du vieil Abel (divin Jean-Paul Roussillon), le père d'Ismaël. Impossible de décider si cette saynète comique est franchement gênante ou audacieuse.

Or cette indécision est une bonne nouvelle au cinéma puisqu'elle signale que de l'inconscient est à l'oeuvre, pas celui de l'auteur (dont, sauf votre respect, on ne saurait pas quoi faire) mais celui du film : un «infilmé» captivant. C'est comme les jeux de mots. On a tort de penser que l'humour naît de l'intérieur des mots, qui généralement ne sont pas drôles. C'est plutôt parce qu'il y a du jeu entre les mots, de la friction, que, comme une étincelle, le rire fuse.

C'est ce qui se passe entre les scènes de Rois & reine. Du jeu entre elles : marelle de petite fille triste qui peut conduire au ciel la «gentille» Nora. Jeu de l'oie de petit garçon mélancolique avec risque de tomber dans la case d'un puits sans fond pour le «vilain» Ismaël. Rois & reine n'est pas seulement un jeu d'échecs, il est toute la mallette de tous les jeux à la fois. De dames, et comment ! De nain jaune, ô combien. Et chacun peut tenter son propre coup de dé. Ainsi d'une histoire de clé, celle de la pharmacie de l'HP où Ismaël a introduit monsieur Mamane (convaincant Hippolyte Girardot), son avocat toxico à cran, qui s'y comporte comme dans un Franprix de la défonce gratuite.

Serrure. Ce qui n'empêche pas, par une autre serrure, de regarder autre chose : Hitchcock et la clé des Enchaînés où, comme dans Rois & reine, une cave à vin où descend une jolie fille joue un rôle crucial. C'est la méthode Desplechin : nous guider comme il faut et, au bon moment, à l'instant du saut dans le vide, nous lâcher la main. En précisant que ce vide est comme le gouffre où chute Alice. Il y a des rois et des reines au pays des merveilles.




Arnaud Desplechin et Emmanuelle Devos, qui ont «appris le métier ensemble», dialoguent sur quinze ans de tournages, de lettres, de doutes :
«J'avais peur qu'entre nous, ce soit la fois de trop»

Par Antoine de BAECQUE

mercredi 22 décembre 2004 (Liberation - 06:00)



Arnaud Desplechin, 44 ans, ébouriffé, enfoncé dans un fauteuil, parle d'une voix à peine audible, comme s'il «n'avait pas voulu muer». Emmanuelle Devos, 40 ans, les cheveux ramenés en arrière en chignon, posée sur un canapé, le menton haut, parle distinctement. Elle rit souvent, lui parfois. Il a réalisé six films depuis la Vie des morts, en 1990, le moyen métrage qui l'a lancée. Elle a tourné dans quasiment tous, il suit sa carrière avec «l'attention d'un grand frère». Ils dialoguent sur Rois & reine, son film le plus profond et le plus accompli.

Qu'est-ce que vous vous trouvez pour travailler ensemble depuis quinze ans ?

Emmanuelle Devos : On ne se voit pas souvent, mais on s'écrit des lettres. Quand je fais un film, quand j'ai une naissance, un malheur. Il m'envoie des livres, des poèmes, Yeats récemment.

Arnaud Desplechin : Elle me dit les livres que je dois lire, elle me fait des listes.

E.D. : Depuis Rois & reine, j'ai moins peur d'appeler Arnaud ; il m'a toujours intimidée. Il y avait une distance, de la pudeur.

A.D. : C'est que je suis souvent à la traîne. Je travaille longtemps sur mes scénarios, mes montages, des mois d'immersion. Alors je m'isole, et après je n'ose plus, je n'appelle pas trop, je ne vois pas grand-monde. Mais j'ai toujours été fidèle, et Emmanuelle présente.

E.D. : Parfois au dernier moment, comme pour Esther Kahn et le rôle de la fière Italienne. Il m'a appelée quatre jours avant...

A.D. :... «Je ne trouve personne pour jouer Silvia. J'ai fait les Italiennes, les danseuses... Je suis sûr que tu seras très bien : tu veux le faire ?»

E.D. : J'ai dit oui, tout de suite. C'était une manière de le remercier en le dépannant. C'est ça : on se dépanne régulièrement.

C'est le cinéaste qui vous a fabriquée ?

E.D. : Pas fabriquée, ce n'est pas le terme, il n'est pas Pygmalion. Mais il m'a appris le métier.

A.D. : Elle aussi. L'exercice nous a été profitable.

E.D. : Quand je travaille avec Arnaud, c'est comme s'il me protégeait. Quand je suis sur d'autres tournages, parfois mal à l'aise, je pense à ce qu'il m'a dit, à ce qu'il me dirait: je me sens plus forte.

Vous étiez «l'actrice de Desplechin»...

A.D. : Pas tant que ça. C'est plutôt Noémie Lvovsky qui a lancé Emmanuelle.

E.D. : Mais je suis fière de ce parrainage : Appellation contrôlée, AOC Desplechin, ça me va !

A.D. : Emmanuelle m'a beaucoup appris sur mon métier de cinéaste. Si je suis devenu «directeur d'acteurs», c'est grâce à elle : ses gestes, ses intonations, sa manière de bouger, elle m'a transmis cela. Elle me refile aussi des trucs techniques : la manière dont Jacques Audiard fait des fondus au noir avec sa main, devant l'objectif, avec un gant noir. C'est un truc concret qu'elle m'a appris. Elle observe. Dans une équipe de foot, on dirait qu'elle est très technique.

E.D. : Sur un tournage, je regarde souvent dans le cadre, je sais placer la pellicule dans un chargeur, vérifier le poil. Mais je n'ai pas envie de réaliser. L'objet caméra m'intéresse, le trajet de la pellicule, je trouve ça beau. C'est mon côté scripte.

A.D. : Là on se retrouve, j'adore ce qui est technique sur un tournage. Ça me détend.

Vous suivez la carrière d'Emmanuelle Devos ?

A.D. : J'ai vu tous ses films. Et je suis très jaloux, surtout quand elle fait des trucs vachement bien. J'aime le plan du train dans Bienvenue en Suisse : à ce moment précis, quelques secondes, j'adore le genre de femme qu'elle est. Et dans Rencontre avec le dragon, c'est quand elle s'éloigne dans les fougères. Ça me déprime : je ne saurai jamais faire ça. Je me dis qu'il faut que je travaille encore. Je ne crois pas que je pourrai détester un film où joue Emmanuelle : je peux m'en sentir loin, mais ne pas aimer non, je vois tellement la personne quand elle est sur l'écran. Je me dis tout de suite : cette fille m'intéresse.

Comment lui avez-vous proposé le rôle de Nora dans Rois & reine ?

A.D. : Par lettre, comme toujours. Une lettre très maladroite, car le rôle devait être tenu par Juliette Binoche, et j'étais gêné par ça. Et je n'étais pas certain que ce rôle soit bien pour elle par rapport à ceux d'avant, Sur mes lèvres surtout, qui l'a révélée au public. Je pense beaucoup à sa carrière, et je redoutais d'être impoli, de l'entraîner dans un film de folie. Peur qu'entre nous, ce soit la fois de trop.

E.D. : J'ai été très contente de cette lettre, que ça se passe comme ça. Mais j'ai eu très peur du rôle, très violent, trop violent. Il s'est écoulé près d'un an entre cette lettre et le tournage : j'ai eu le temps d'apprivoiser le personnage, de canaliser cette violence, de me faire à l'idée de jouer ça.

A.D. : On s'est vu au café, j'ai expliqué des points précis. On a fait de la philo, de la morale. Le rôle de Nora est devenu l'indicateur de notre entente : il disait où on en était dans notre histoire. C'était un temps fort, du bon travail.

E.D. : Au début, j'étais très jalouse de l'autre rôle principal, joué par Mathieu Amalric. Un personnage tellement drôle. On s'est vus avec Mathieu, il me disait : «Mais ton rôle est si noble, sublime...» J'ai fini par y croire. D'habitude, c'était moi la fofolle, la rigolote, et d'un coup j'étais une dame. J'avais peur d'être enfermée : la fille d'un père agonisant, la mère d'un enfant sans père, la fiancée d'un bourgeois. Ce n'était pas les sentiments que je voulais montrer à ce moment de ma vie. Quand je suis arrivée sur le tournage, j'ai sûrement voulu me venger d'Arnaud, de Mathieu... Et c'est devenu très réjouissant.

Comment s'est préparé le tournage ?

E.D. : Ce qui me rassurait, c'est qu'Arnaud me connaît et qu'il travaille beaucoup. Je savais qu'il écrirait bien mon rôle, je n'avais qu'à laisser les choses venir. J'ai travaillé moi aussi, je suis venue avec des idées, même si je me trompe parfois. Moins qu'avant, car je travaille plus : je relis beaucoup un scénario. L'expérience de Sur mes lèvres m'a servie, car Audiard décortique tout, pose des questions, comme si j'avais été coscénariste. Je suis plus volontaire, plus sûre de moi, moins bouchon qui flotte au gré du courant.

A.D. : Emmanuelle aime jouer, c'est important sur un tournage. Elle est le contraire de ce que j'appelle le «refus de jouer», ce qui embête tout le monde sur un plateau. Comme sur un terrain, quand un joueur joue perso. La porosité d'Emmanuelle a changé : sur un tournage, elle peut mettre dans son personnage ses idées, des références et les propositions du metteur en scène. Elle est douée pour cette synthèse : simultanément, elle accueille et propose. Je donne très peu d'indications, car j'aime bien que tout se cristallise au dernier moment, sur le vif.

Vous aviez des modèles ?

A.D. : Juste avant le tournage, j'ai donné à Emmanuelle le DVD de A tombeau ouvert de Scorsese, pour le personnage de Patricia Arquette. Comment elle se place pour parler, pour dire par exemple : «Mon père, ce salaud.» Il y avait aussi Jennifer Jason Leigh, ou Gena Rowlands dans Gloria. Nora est un petit taureau.

E.D. : Arnaud m'a aussi filé un CD des musiques de Henry Mancini, pour leur «légèreté grave». Mais il a vite été remplacé par celui de Madonna, plus énergique. J'avais besoin de ça. J'écoute beaucoup de musique sur mes tournages, souvent Madonna. J'ai un ou deux CD pour chaque film, comme une musique qui m'accompagne. Parfois, je chantonne, même durant les prises. Chaque film est lié à une musique : pour Rencontre avec le dragon, c'était du rap et Bourvil...

A.D. : Sur le plateau de Rois & reine, on avait un ghetto-blaster et une vingtaine de CD, avec souvent la musique à fond. Du jazz beaucoup.

Nora est terriblement humiliée dans le film. Comment supporter ça ?

E.D. : J'en prends plein la gueule, mais je suis la chose d'Arnaud, il peut tout faire de moi (rires)...

A.D. : Cette lettre du père agonisant à sa fille, qui lui dit qu'elle a trahi, qu'elle s'est soumise à la veulerie sociale, qu'il voudrait qu'elle meure à sa place, c'est aussi une lettre d'amour...

E.D. : Sur le coup, ce n'est pas passé, j'ai eu du mal à l'admettre. Ce n'est qu'en voyant le film achevé que j'ai admis. Mais Nora reste un personnage auquel j'ai du mal à m'identifier. C'est dur à supporter.

A.D. : C'est une forme d'inceste moral entre un père et sa fille. C'est terrible. Comme Erland Josephson et sa fille dans Saraband de Bergman. Cette lettre serait injustifiable sans la manière qu'a trouvée Maurice Garrel de la dire.

E.D. : J'étais présente pour l'enregistrement de cette scène. J'ai voulu voir ça, c'était déchirant, la caméra s'approchait de lui dans un espace immense et noir, comme s'il me parlait de plus en plus près. C'est à ce moment que j'ai compris le film. J'étais d'un coup devenue une héroïne tragique. Nora, c'est Bérénice, Médée. Monstrueuse et grande comme Antigone.

A.D. : Emmanuelle a su faire ça avec légèreté : la noblesse, c'est de vivre sa tragédie avec légèreté, presque avec futilité. C'est vital. Comme une tragédienne qui jouerait dans Breakfast at Tiffany, Diamant sur canapé : Antigone revue par Audrey Hepburn.




Et sur le nouvelobs Semaine du jeudi 16 décembre 2004

- n°2093 - Arts - Spectacles

Rencontre avec Arnaud Desplechin

Le film événement

Après «la Sentinelle» et «Esther Kahn», ce cinéaste de 44 ans signe un film original et ambitieux, irrésistiblement drôle et bouleversant. «Rois et reine» traque la vérité des êtres, fouille leurs secrets et leurs racines. Interview



Nora (Emmanuelle Devos), veuve, mère d’un petit garçon, est sur le point de se remarier quand elle apprend que son père (Maurice Garrel) va mourir. Ismaël (Mathieu Amalric) se retrouve dans un asile, interné à la demande d’un tiers. Elle est seule, elle se tait, il vibrionne, interroge et séduit. Destins parallèles qui vont se croiser, sous le regard d’une psychiatre (Catherine Deneuve), d’un avocat délirant (Hippolyte Girardot), d’un épicier terreur des braqueurs (Jean-Paul Roussillon), d’une psychanalyste sidérante (Elsa Woliaston) et de beaucoup d’autres. Film choral sur la solitude et l’isolement, les sentiments et leur expression, «Rois et reine» est un film d’une intelligence et d’une sensibilité extraordinaires, dont la complexité n’est qu’apparente, dont la limpidité touche à vif.

Le Nouvel Observateur. – «Rois et reine», un mélodrame burlesque ou une comédie tragique?
Arnaud Desplechin. – Les deux définitions en condensé me conviennent. J’aime les genres, j’aime me confronter à des modèles, en sachant qu’il faut se tenir suffisamment à distance pour ne pas copier. Même si parfois je me dis que je vais copier et que personne ne s’en apercevra… Au départ, il y avait l’idée de voir une femme qui commence un film qui ne sera pas raconté par un homme: c’est elle qui parle, elle prend le récit en charge. C’est comme ça que Nora est arrivée. Le premier texte que j’ai écrit a été la lettre, mais je ne savais pas alors qu’elle serait celle que son père écrit à Nora. Il y a là un interdit, et les interdits sont toujours intéressants: comment des parents en viennent-ils à désirer la mort de leur enfant, qu’est-ce qui a pu se passer entre eux? J’avais l’idée d’un personnage féminin solaire, qui devient de plus en plus noir. Comme elle a un long chemin à parcourir, j’ai pensé qu’il lui fallait un compagnon qui puisse éclairer le spectateur, le faire rire, et Ismaël est arrivé. Deux personnages enfermés, elle dans une ville, lui dans un asile, que le film doit faire sortir. Au début, Nora n’a que des certitudes, à la fin, elle a gagné le doute. Ismaël, lui, a gagné des certitudes. En découvrant le doute, Nora trouve la liberté. C’est tellement facile de refuser la culpabilité, de céder au vertige. Quand, à la fin des «Enchaînés», Cary Grant prend Ingrid Bergman dans ses bras, tout est chassé en un instant, alors qu’elle vient de vivre un calvaire, qu’elle a dû se prostituer, subir tout ce qu’il est possible de subir. A ce moment-là, tout est nettoyé. On ne sait pas ce qu’est l’eau si on n’a pas connu la soif. L’amour est un mémorial.


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N. O. – Au début, on se dit que peut-être Nora et Ismaël ne se rencontreront pas…
A. Desplechin. – Ils n’ont que trois scènes ensemble, la première précisément à la moitié du film. C’était une de mes grandes angoisses, j’avais peur que l’histoire de Nora ne soit trop triste, celle d’Ismaël trop éloignée du spectateur. Or il faut que l’on se sente bien dans ces deux histoires, sans attendre que forcément elles se rencontrent.

N. O. – Pourquoi ces références à la mythologie, Léda et le cygne, Hercule notamment?
A. Desplechin. – Ce sont des associations d’idées, comme des jeux de mots par exemple sur un poème d’Apollinaire, qui n’est même plus étudié à l’école. Qu’elles soient décryptées ou non par le spectateur n’a aucune importance. Un enfant qui découvre Blanche-Neige voit qu’elle mange une pomme empoisonnée, il ne sait pas à quoi renvoie cette pomme, pour lui, c’est juste une pomme et il se dit que les pommes sont quelque chose de bien à mettre dans un film. C’est comme le verre de lait de «Soupçons», même si vous ne connaissez pas le film, vous savez quand vous le voyez qu’il va se passer quelque chose, que les verres de lait, ça marche. Pareil pour Hercule, vous savez juste qu’il va accomplir des travaux, et que ça va marcher.

N. O. – Est-ce que vos choix musicaux procèdent du même principe? A quel moment interviennent-ils?
A. Desplechin. – Essentiellement au montage. J’ai été frappé de voir comment l’irruption de la musique a changé, par exemple, le cinéma de Scorsese, comment elle fait exploser le montage. Chaque thème musical revient deux fois, cela correspond à la situation de Nora, qui est enfermée dans un passé qui revient sans cesse. Dans la scène du studio de radio, quand Ismaël découvre que Christian le déteste depuis toujours, on entend les «Variations sur la retraite de Madrid». Même si l’on ne sait pas dans quelles conditions Boccherini a composé ce morceau, même si l’on ignore qu’il aurait très bien pu devenir l’hymne national français, au lieu de «la Marseillaise», on entend sa bizarrerie, qui correspond au moment que vit Ismaël, on perçoit sa dimension «combattante».

N. O. – Comment dirige-t-on une actrice qui interprète un personnage qui semble ne pas éprouver de sentiments?
A. Desplechin. – Nora éprouve des sentiments, mais elle est incapable de les exprimer. Son père lui dit que c’est lui qui lui a appris à cacher ses sentiments et, le plus incroyable, c’est qu’elle l’en remercie! Quand elle apprend que son père va mourir, elle prend son sac à main et elle dit: «C’est une nouvelle terrible.» Elle se délite, elle est par terre en petits morceaux, mais elle ne montre rien. En fait, toutes ses phrases sont à contretemps. Quand enfin elle parvient à pleurer, une femme la prend dans ses bras, mais sinon elle est toujours seule. J’ai été sidéré par la puissance d’incarnation d’Emmanuelle. Je la connais bien, je suis presque dans sa tête, elle est en empathie avec le personnage, donc moi aussi. Avant le tournage, elle m’a dit qu’elle ne voulait plus pleurer dans un hôpital, qu’elle connaissait trop cette situation. A l’hôpital, Nora pleure, mais ça ne se voit pas. Trop bien connaître les acteurs peut rendre les choses difficiles, empêcher de n’être que spectateur, il faut juste les regarder et ne surtout pas avoir l’habitude l’un de l’autre. Avant le tournage, je leur écris, plutôt que de leur téléphoner, j’emploie un ton un peu administratif, je les vouvoie, comme si je ne les connaissais pas. Tout ça prend beaucoup de temps. C’est un rapport très gênant, je serais incapable d’être acteur. J’ai tellement peur pour eux… Quand je dois leur demander des choses difficiles, qui risquent de les faire se sentir un peu ridicules ou humiliés, je les fais avant eux, devant toute l’équipe. Comme ça, le ridicule est pour moi. Pour la scène du hip-hop, par exemple, Mathieu sentait qu’il était un peu trop vieux pour ça, ce n’est pas sa culture, alors je l’ai fait pour lui, bien plus mal que lui d’ailleurs, la honte était pour moi, ensuite la route était dégagée. S’ils ont besoin d’être aidés, je parle pendant les prises, par chance ma voix a assez peu de timbre et le mixeur en a l’habitude. S’ils préfèrent être seuls, je les laisse.

N. O. – Le film questionne les origines, les liens familiaux, alors que tous ces personnages sont très seuls. Est-ce que le film travaille à les réunir?
A. Desplechin. – Oui, le film les isole et les réunit. Je crois aux personnages «pour de vrai». Pour moi, Mathilde de La Mole existe vraiment, j’ai envie de savoir si elle était l’aînée, si elle avait des frères… Tout cela est décisif pour le personnage. Dans «Rois et reine», c’est un peu comme si les personnages de fiction nous permettaient de découvrir notre propre vie. J’ai vu trois fois le film de Clint Eastwood «Mystic River», et dès la première vision j’ai eu l’impression de connaître ces personnages depuis toujours. Je ne les avais jamais vus nulle part au cinéma, mais je les connaissais .

N. O. – L’acteur qui joue le rôle du premier mari de Nora ressemble à Emmanuel Salinger et, quand il apparaît dans le film, fantôme au pays des vivants, on ignore qu’il est son frère, Joachim. Est-ce que c’est une manière de faire resurgir le cinéma de vos débuts dans le film d’aujourd’hui?
A. Desplechin. – Je suis incapable de répondre. Je reste fidèle à la politique des auteurs, mais je ne crois pas à la théorie des auteurs: je suis convaincu qu’un tiers du film est fait par les acteurs, un tiers par le spectateur, le dernier tiers par l’auteur. C’est déjà beaucoup, je dois faire en sorte que ce soit sincère, que ce soit beau… Le spectateur établit comme un second montage, grâce auquel le film existe. Il ne faut pas l’assommer avec la signification, éviter d’être trop implicite ou trop explicite, il s’agit de jouer avec lui. Un acteur jeune n’aurait pas pu jouer le personnage de Pierre, qui exige de la maturité. Pierre et Nora s’aimaient comme un frère et une sœur, pas comme des amants, et c’est pour ça que Pierre s’est jeté contre le mur. J’ai vu Joachim au conservatoire, c’était écœurant: les actrices s’arrêtaient pour le regarder jouer, il avait une densité de jeu sidérante, il donnait une impression incroyable de paradoxe temporel.

N. O. – Dans un livre à paraître le 5 janvier, «Mauvais Génie», Marianne Denicourt vous reproche très violemment de vous être servi d’elle, de sa vie personnelle pour composer le personnage de Nora. Comment réagissez-vous?
A. Desplechin. – Je ne l’ai pas encore lu. J’aime bien que les actrices écrivent des livres, j’ai beaucoup aimé celui de Catherine Deneuve. En plus, le livre de Marianne paraît chez un éditeur (Stock) qui publie des écrivains que j’aime beaucoup. Ce serait très grossier de ma part de ne pas accepter que Marianne écrive ce qu’elle veut. J’ai une vie privée très secrète, les points de vue sont forcément différents, et là c’est entre vie privée et littérature. Mon premier film, «la Vie des morts», partait d’un suicide: qu’est-ce que cela signifie de se trouver face à quelqu’un qui vient de se suicider? Je ne me suis jamais suicidé, ce n’était pas autobiographique. Que je me sois inspiré de Marianne pour Nora? Justement, non, encore moins cette fois que les précédentes. Pour Nora, je suis plutôt parti de moi… Déjà Marianne avait très peur que Sylvia, son personnage dans «Comment je me suis disputé…», lui ressemble trop. J’ai tout fait pour la rassurer et, à Cannes, j’ai été très heureux qu’elle ait aimé Sylvia. Quand «Rois et reine» a été projeté pour la première fois, c’était au Festival d’Auch, une dame est venue vers moi, m’a pris les mains et m’a demandé: «Comment savez-vous tout cela de moi?»

«Rois et reine», d’Arnaud Desplechin, dans les salles le 22 décembre.

Pascal Mérigeau



Desplechin en six dates


1960. Naissance.
1991. «La Vie des morts».
1992. «La Sentinelle».
1996. «Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle)».
2000. «Esther Kahn».
2003. «Léo en jouant "Dans la compagnie des hommes"».

22/12/2004
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